"L’école doit cesser de se construire sur un seul scénario, celui de la stagnation", estime Pierre Léna | © Fondation La main à la pâte - CC BY-NC-SA 4.0
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Pierre Léna: «L’éducation doit changer en profondeur»

Les 6 et 7 février 2020, l’Académie pontificale des sciences sociales a organisé un événement intitulé ‘Education, le pacte mondial’ à la Casina Pio IV, en amont de la publication Pacte mondial pour l’éducation voulu par le pape François en mai prochain. Ce pacte doit permettre de donner «la puissance aux élèves de transformer leur monde», estime Pierre Léna, astrophysicien français et membre de l’Académie pontificale des sciences.

Présent lors de l’événement, Pierre Léna, membre de l’Académie des sciences française et de l’Académie pontificale des sciences, depuis 2003, estime que ce pacte doit permettre de donner aux élèves «la capacité, la puissance de transformer leur monde». L’éducation doit, selon lui, changer en profondeur. Ces deux journées de discussions et de réflexion annoncent la publication, le 14 mai 2020, du Pacte mondial pour l’éducation, l’un des grands chantiers portés par le pontificat cette année.

La diversité des interventions lors de ces deux jours ne montre-t-elle pas la nécessité d’une vision «intégrale» de l’éducation – adjectif employé dans le discours que le pape a adressé aux participants de ce sommet?
L’idée de cette rencontre est que la mondialisation fait de l’humanité elle-même un tout, même s’il faut continuer à respecter la diversité des cultures. De même, la science nous apprend que les problèmes de climat, par exemple, ou de biodiversité, sont des problèmes globaux qui ont besoin de toutes les disciplines du savoir, en particulier les sciences dures. Mais aucune à elle seule ne peut apporter ni la compréhension du système global – la biosphère, l’atmosphère, les océans – ni a fortiori les solutions aux problématiques climatiques notamment.

Cette intégration de l’ensemble des connaissances d’un côté et de l’ensemble de l’humanité de l’autre pose à nouveaux frais le problème de l’éducation. L’école doit cesser de se construire sur un seul scénario, celui de la stagnation. L’éducation doit changer en profondeur pour tenir compte de l’ensemble des changements globaux que nous connaissons aujourd’hui.

«Nous devons faire évoluer en profondeur le métier de l’école, celui des professeurs.»

L’»alliance éducative» prônée par le pape François demande un «nouvel humanisme». Cela signifie-t-il un changement radical de paradigme ou faut-il faire évoluer la société actuelle sur les bases humanistes pré-existantes?
On ne va pas réinventer l’homme! Je ne crois pas que la solution soit dans le transhumanisme. L’homme reste l’homme avec toutes ses dimensions. L’idée, en particulier pour l’éducation, est de prendre davantage en compte la diversité des dimensions de chaque personne. Le pape a une nouvelle fois souligné cela, en mettant en lumière trois points: «la tête, le cœur et les mains». Ce qui en éducation a des conséquences très précises: la tête, ce sont les connaissances; le cœur, l’éthique; et les mains, l’action.

Nous devons faire évoluer en profondeur le métier de l’école, celui des professeurs auxquels le pape François a rendu un hommage appuyé durant ce congrès. Nous avons tous du mal à comprendre ce changement majeur qu’est la mondialisation et les professeurs aussi. Heureusement, la jeunesse est demandeuse, car elle a une soif extraordinaire d’une nouvelle école, d’une nouvelle éducation, d’une nouvelle préparation.

Nous avons une responsabilité pour passer d’une phase très émotive de la jeunesse aujourd’hui, notamment sur les questions climatiques, à une phase structurante permettant d’y adjoindre des connaissances qui leur permettent un mot anglais sans équivalent français que j’aime beaucoup: un ‘empowerment‘. Il s’agit de leur donner la capacité, la puissance de transformer leur monde.

En annonçant l’événement, le pape François avait fait le constat de la «faillite» du pacte éducatif dans notre société et désigné trois fractures majeures qui affaiblissaient l’éducation aujourd’hui. La première, que l’Eglise défend tout particulièrement, est celle entre transcendance et réalité. Comment l’éducation peut-elle aujourd’hui envisager une réconciliation de ces deux dimensions de l’homme?
Je crois profondément que chez chaque jeune, comme chez chaque adulte, il y a une sorte de ‘pierre d’attente’ de la transcendance. Mais elle est souvent cachée, silencieuse ou recouverte par des jugements, des déceptions parfois – y compris vis-à-vis du christianisme. Dès lors, reconstruire ce lien est à mon sens difficile. Des propositions comme celles de Laudato Si’ peuvent recréer le lien entre réalité et transcendance, car elles proposent une éthique. L’éthique, c’est le sens de l’autre, une conscience de ce qui est bien. Je crois que nos sociétés sont capables de comprendre ce niveau de réflexion, par exemple quand dans Laudato Si’ le pape François fait le constat qu’une technologie n’amène l’homme nulle part si elle n’est pas fondée sur l’éthique.

«Il ne s’agit pas que tous les hommes et les femmes deviennent des savants spécialistes de sciences climatiques. Mais ils doivent au moins en comprendre les grandes lignes.»

Une autre fracture soulignée par le pape est celle qui oppose les ambitions de l’humanité et la mise en danger de son environnement. Sujet très fort du pontificat, quelles sont les clés pour une éducation reliant ces deux pôles en tension?
Il faut noter que le pape François a montré le chemin en consacrant un chapitre entier de Laudato Si’, le sixième, à l’éducation. Les enjeux climatiques ne pourront être traités, que ce soit par l’adaptation ou l’atténuation que si l’ensemble des populations y adhèrent. Cette transition ne peut se faire qu’avec une préoccupation de justice sociale.

Il faut faire en sorte que cela soit ceux qui contribuent le plus à l’injection de carbone dans l’atmosphère qui assument l’effort le plus conséquent. Sinon nous aurons des révoltes, comme nous en avons observé en France récemment. C’est central. Comment la population peut-elle accepter ces transformations profondes de question de transport, de production, etc? Seulement si elle comprend pourquoi. Le sérieux de la situation, la qualité des projections scientifiques… et c’est une affaire d’éducation.

Je fais le parallèle avec le développement de l’hygiène depuis un siècle et demi, qui a conduit à un allongement extraordinaire de l’espérance de vie à la naissance. L’éducation a joué un rôle central, même si tardif dans cette transformation. Il ne s’agit pas que tous les hommes et les femmes deviennent des savants spécialistes de sciences climatiques. Mais ils doivent au moins en comprendre les grandes lignes. Et, au-delà de cette compréhension, qu’une conscience s’installe dans les messages des scientifiques, qui eux-mêmes ont pour tâche d’être clairs dans leur message, et bien évidemment d’être rigoureux et éthiques dans leurs travaux. La tâche d’éducation est donc immense, et les relais en sont les enseignants. Nous devons les aider, car c’est difficile pour eux. C’est ce à quoi les scientifiques doivent s’atteler.

Quelle est la donnée centrale qui importe aujourd’hui dans cette réforme générale de l’éducation, au regard de ces deux journées de réflexion?
L’inégalité qui subsiste dans le monde entre enfants bénéficiant des apports culturels de la famille et de la société, et ceux qui n’en bénéficient pas. Et en particulier une centaine de millions d’enfants réfugiés. Ils représentent le cas extrême. Je parle de l’éducation secondaire. Pour ce qui est de l’éducation primaire, c’est à peu près égalitaire aujourd’hui, et le pape s’en est félicité, mais le secondaire pose un vrai problème aujourd’hui. La tâche est immense pour corriger ce problème. C’est ce que le pape François appelle le «cri des pauvres». (cath.ch/imedia/cd/bh)

Scientifique et pédagogue
Pierre Léna est né à Paris le 22 novembre 1937. Formé à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, il est agrégé de Physique puis docteur ès sciences, en 1969, après trois années de recherche aux États-Unis. Assistant, puis Maître-assistant au Centre universitaire d’Orsay, de l’Université de Paris (1960-1972), il a enseigné à l’Université Paris-VII, de1973 à 2004. Pierre Léna a été élu à l’Académie des sciences, section Sciences de l’univers, en 1991.
L’astrophysicien a notamment accompagné la naissance, vers 1960, puis le développement d’une nouvelle branche de l’astronomie tournée vers l’observation du Soleil, puis des étoiles et du milieu interstellaire, par leur rayonnement infrarouge, à l’aide de télescopes situés à la surface de la Terre, mais aussi à bord d’avions ou de satellites-observatoires.
Pierre Léna demeure très engagé dans la rénovation de l’enseignement des sciences à l’école et au collège français: il a été à l’origine avec Georges Charpak et Yves Quéré du programme éducatif La main à la pâte, méthode active d’initiation aux sciences dans les écoles primaires. Professeur émérite depuis 2004, il est devenu le Président d’honneur de la Fondation La main à la pâte, créée en 2011. BH

«L’école doit cesser de se construire sur un seul scénario, celui de la stagnation», estime Pierre Léna | © Fondation La main à la pâte – CC BY-NC-SA 4.0
9 février 2020 | 10:56
par I.MEDIA
Temps de lecture : env. 6  min.
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