Dans le Caucase, au berceau de la vigne et du vin (bonus)
Archéologues, historiens et œnologues s’accordent pour fixer dans le Caucase le berceau de la vigne et du vin. Une histoire qui remonte à au moins 12’000 ans. Partir à la découverte de vignes sauvages, au nord de l’Arménie, ouvre un voyage exceptionnel dans le temps. Des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire, aux premiers chrétiens et jusqu’à nos jours, le vin et le divin entretiennent un rapport étroit.
A première vue, le taillis qui colonise un talus en contrebas du hameau à l’entrée d’une gorge près d’Idjevan, au nord de l’Arménie, n’a rien de particulier. Mais les yeux de Philippe Dupraz s’illuminent d’une étincelle. Il vient de trouver un des très rares plans de vigne sauvage qui poussent encore dans ce pays caucasien. Il faut dire que la Vitis vinifera sylvestris, de son nom scientifique, est l’ancêtre des quelque 6’000 cépages de vignes actuelles.
Une liane qui peut monter à 40 mètres
Plante forestière comme son nom l’indique, la vitis sylvestris est une sorte de liane. Elle s’agrippe aux arbres pour lancer son feuillage vers la lumière. Elle peut parfois monter jusqu’à 30 ou 40 mètres. Elle est apparue à la fin du Tertiaire, il y a deux millions et demi d’années.
Cette vigne sauvage est dioïque, c’est-à-dire que les fleurs mâles et femelles sont séparées sur des plantes différentes, explique l’ancien doyen de la Haute école de viticulture de Changins. Des plantes hermaphrodites sont apparues plus tard par mutation. C’est d’ailleurs ce qui permet de la différencier, de manière assez sûre, d’anciennes vignes cultivées redevenues sauvages.
Ce plan, qui grimpe sur une espèce de prunier, est mâle, les plans femelles qui portent de petites grappes avec des raisins de la taille d’une myrtille se trouvent un peu plus loin au bord de la rivière.
Ces populations de vignes sauvages, appelées aussi lambrusques, ont fluctué en fonction des glaciations du Quaternaire. Fortement décimées par les maladies originaires d’Amérique du Nord au 19e siècle (phylloxera, mildiou), on en trouve encore quelques rares spécimens aujourd’hui.
L’homme consomme du raisin depuis au moins 12’000 ans
Les archéologues ont trouvé des signes de consommation de raisins de lambrusques datant du Paléolithique supérieur, soit environ 10’000 ans av J.C. On peut imaginer que les peuples nomades ou premiers sédentaires ont commencé à cueillir les fruits à la fois sucrés et acides de la vigne sauvage. Du jus a pu s’écouler de ces raisins rassemblés dans des récipients en bois ou en pierre. La pellicule du raisin étant naturellement couverte de cellules de levures, des fermentations spontanées ont immanquablement dû se produire, explique Philippe Dupraz. Ainsi est né le vin. S’il n’y a pas de preuve formelle de la véracité de cette hypothèse, elle reste séduisante et vraisemblable.
La fertilité supérieure des quelques pieds de vigne sauvage hermaphrodites a probablement attiré le regard des premiers cultivateurs. Ils ont aussi remarqué que les sarments de vigne en contact avec le sol se bouturent très facilement. Le bouturage reproduit une plante à l’identique. Le semis donne naissance à un nouvel individu issu du croisement de deux plantes différentes. Ces deux techniques de reproduction sont toujours utilisées aujourd’hui.
Les premiers vignerons sont des peuples du Caucase
Les premières traces de vinification remontent au Mésolithique (6e au 4e millénaire av. J.C.). Elles ont été découvertes au nord de l’Iran, en Arménie et en Géorgie. Cette étape coïncide avec l’invention de la poterie. Les archéologues se basent sur les traces d’origine viticole qui résistent au temps : les pépins et les dépôts d’acide tartrique retrouvés sur de la terre cuite. Des amas de pépins sur les premiers sites habités sont des indices importants de la culture de la vigne et du pressage du raisin, note Philippe Dupraz. Quand à l’acide tartrique, il se forme lors de la vinification. Ces éléments peuvent être datés à l’aide du carbone 14.
Pour les archéologues, les conditions étaient donc réunies pour l’instauration de la culture de la vigne et pour la production de vin. A cette époque, de nombreux villages se sont installés de façon permanente dans les régions montagneuses du Proche-Orient : Géorgie et Arménie actuelles, Iran ou Hauts Plateaux d’Anatolie (Turquie orientale). La Palestine pourrait également être une zone de culture.
Le vin et le divin
Sur le site archéologique d’Agarak, près d’Erevan, des trous circulaires, des rigoles et des cuves taillés dans la roche témoignent de la culture de la vigne 4’000 ans av. J-C. Des poteaux de bois reliés entre eux par des cordages formaient des pressoirs primitifs dans lesquels on foulait le raisin avec les pieds. Le jus ainsi libéré s’écoulait par des rigoles dans des cuves.
Awag Haroutounian, encaveur à Erevan, développe une hypothèse sur l’origine du vin. «Le site remonterait à l’âge du bronze inférieur. A cette époque, l’homme jusque-là chasseur-cueilleur, se sédentarise. Ce n’est plus la viande et les baies qui nourrissent des tribus, mais les produits de la terre cultivée. Un rapport différent se développe entre les forces divines et l’homme. Le vin et la terre nourricière sont reçus comme des dons divins. Le vin va ainsi remplacer le sang dans les rites. C’est le sang de la terre. Le vin fait la liaison entre le ciel et la terre, entre l’homme et la divinité.»
A Agarak, ce lien entre le vin et le sacré est attesté par la présence de sépultures sur le site. On y a retrouvé des ossements humains dans des jarres. Pour Haroutounian, il s’agirait de jeunes personnes qui auraient été sacrifiées, noyées dans le vin.
De la préhistoire à l’histoire
La Genèse, premier livre de la Bible, raconte l’histoire de Noé. Après le déluge, l’Arche se dépose sur le Mont Ararat, cette haute montagne de 5’000 m d’altitude aujourd’hui située en Turquie, en bordure de l’Arménie. Selon le texte, Noé y plante une vigne, fait du vin et découvre l’ivresse. La Bible en fait le premier vigneron. Ces textes écrits durant leur exil à Babylone (VI-Ve s. av. J.-C.) ont été repris par les Hébreux de la mythologie mésopotamienne (épopée de Gilgamesh). Mais le lien entre la vigne, le vin et le Caucase est déjà établi, même s’il n’est que mythologique, relève Philippe Dupraz.
Du Caucase, la culture de la vigne et le vin se sont ensuite diffusés vers la basse Mésopotamie et l’Egypte (3’500-3’000 av. J.-C, la Crête (2’200 av. J.-C), puis vers l’Ouest de la Méditerranée. Hérodote, historien et géographe grec du Ve siècle av. J.-C., décrit le commerce et le transport du vin des plateaux du Caucase vers Babylone.
A partir des descriptions des vignes effectuées par les auteurs latins Pline l’Ancien et Columelle, on peut déduire qu’à leur époque, au Ier siècle, la domestication est achevée. Une grande diversité de cépages est déjà observable. Le commerce du vin autour de la Méditerranée est une industrie très lucrative.
Des symboles chrétiens par excellence
Au début de notre ère, la vigne et le vin deviendront des symboles emblématiques du christianisme en Arménie et en Géorgie, qui sont, avant Rome, les deux premières nations chrétiennes de l’histoire. Pampres de vignes, grappes de raisins, jarres, sont omniprésents dans l’iconographie des lieux de culte. La croix dite géorgienne, avec ses branches tombantes, reproduit la croix faite de deux sarments de vignes de sainte Nino, qui apporta l’Evangile dans le pays.
La géographie et l’histoire se sont ainsi associées pour faire de l’Arménie et de la Géorgie, le berceau de la vigne et du vin. (cath.ch/mp)
Ce reportage a été réalisé à l’occasion d’un voyage organisé en Arménie et en Géorgie en juillet 2019 par l’association humanitaire KASA qui s’engage pour le développement durable en Arménie.