Grégory Solari: «John Henry Newman est un précurseur»
Le cardinal anglais John Newman (1801-1890) sera canonisé le 13 octobre 2019. Converti de l’anglicanisme, il a été une des figures majeures de la théologie chrétienne du XIXe siècle. Penseur original, voire inclassable, il reste très actuel.
Traducteur et éditeur de John Newman, auteur d’une thèse sur sa pensée, Grégory Solari le fréquente assidûment depuis une trentaine d’années. Sur beaucoup de points, Newman est un précurseur en avance sur son temps. Il préfigure les développements de l’Eglise au XXe siècle notamment du concile Vatican II. Retour sur l’itinéraire de ce saint que beaucoup voudraient voir fait ‘docteur de l’Eglise’.
De 1801 à 1890, John Henry Newman traverse la quasi-totalité du XIXe siècle riche de révolutions politiques, mais surtout techniques, industrielles, philosophiques et théologiques.
Grégory Solari: La vie de John Newman est partagée en deux grandes périodes de 45 ans. La première dans l’Eglise anglicane, la seconde dans l’Eglise catholique. Il naît dans une famille anglicane en 1801. L’anglicanisme à l’époque est tiraillé entre une Eglise très traditionnelle, hiérarchique, hiératique, proche du pouvoir et un mouvement spirituel, imprégné de calvinisme, emmené par John Wesley qui va conduire à la naissance de l’Eglise méthodiste. C’est dans ce courant que John Newman connaît sa première conversion, à l’âge de 15 ans, en 1816. Il découvre alors une conviction définitive. A savoir qu’il n’y a que deux choses indubitables: sa propre existence et l’existence de Dieu. Cette certitude ne le quittera jamais. Tout est lu, perçu et interprété à la lumière de cette double évidence.
«La conscience est l’écho de la présence de la Parole de Dieu en nous»
L’existence de Dieu est une des grandes questions de ce siècle, comment l’aborde-t-il?
Pour Newman, cette existence de Dieu n’a pas à être prouvée. Elle est expérimentale. A condition de prêter attention à sa conscience qui est comme la voix, l’écho de la présence de la Parole de Dieu en nous. C’est sa deuxième intuition forte. Le phénomène de la conscience est universel. Tous les hommes peuvent en faire l’expérience. Cette question le suivra toute sa vie. Quand il est nommé cardinal en 1879, à l’âge de 78 ans, il portera un toast à la conscience et au pape !
Le jeune John se lance à fond dans les études.
Il se forme à Oxford. A l’époque les pasteurs n’ont pas de cursus spécifique. Il fait ses humanités, en philosophie et en lettres et choisi la carrière ecclésiastique. Il se forme aux ordres auprès de ses confrères. En 1824, il devient diacre de l’Eglise anglicane puis pasteur quelques temps plus tard. Face à la crise de l’Eglise anglicane, il se pose assez vite la question des fondements de l’institution. Sur quoi repose-t-elle? Sur la couronne britannique ou sur les évêques et la succession apostolique? Il devient un des principaux contributeurs de ce renouveau. Il tend à démontrer d’abord en quoi l’Eglise anglicane n’est pas infidèle à l’Eglise indivise des premiers siècles de la chrétienté.
La carrière d’enseignant lui ouvre alors les bras.
Il est nommé curé de la paroisse d’Oxford, celle de la communauté universitaire. C’est là qu’il prononce ses premiers grands sermons et s’attire une forte réputation. Les étudiants d’Oxford se retournent sur son passage. Il devient la figure emblématique du Mouvement d’Oxford qui essaie de renouveler l’anglicanisme. C’est une période de maturation et de défis. Il produit ses œuvres majeures et prononce de très nombreuses prédications réunies en huit volumes qui restent pour moi son œuvre maîtresse et n’ont pas vieilli.
«A partir de 1828 et jusqu’en 1833, il lit l’intégralité des Pères de l’Eglise grecs, latins et syriaques»
C’est l’époque où il redécouvre les Pères de l’Eglise antique.
A partir de 1828 et jusqu’en 1833, il lit l’intégralité des Pères de l’Eglise grecs, latins et syriaques dans l’ordre chronologique. On peut dire qu’il anticipe ce que l’Eglise catholique va redécouvrir de ses propres racines. Il essaie de retrouver une théologie qui ne soit pas en réaction contre une autre à l’instar de ce que la Réforme et de la Contre-Réforme ont produit. Une des œuvres majeures est son Essai sur la justification où il fait droit à l’action de l’Esprit-Saint, ce qui est nouveau à l’époque.
A partir des années 1840, il se rapproche de l’Eglise catholique.
Ce qui le fait basculer progressivement vers l’Eglise catholique et le fait que l’Eglise anglicane est statique. Elle défend un acquis, une théologie et un modèle ecclésiologique qui n’évoluent pas. Elle est donc incapable de répondre aux défis de son temps. Pour résoudre ce dilemme, Newman défend l’idée du développement du dogme. Ce qui est totalement nouveau. C’est-à-dire que l’Eglise est un organisme vivant qui, pour rester fidèle à la révélation, est capable de s’adapter à son époque. C’est un des grands apports de Newman que l’on retrouve très clairement aujourd’hui chez le pape François.
Il se trouve donc face à un saut. Même si l’Eglise catholique est imparfaite, parce que composée d’hommes pécheurs, elle conserve, davantage que les autres, l’Eglise du Christ, parce qu’elle est vivante, parce qu’elle mue, parce qu’elle change.
«Il est prêtre et il le restera»
Survient alors la conversion de 1845.
Je n’aime pas trop quand on parle de la ‘conversion’ de 1845. Lui-même a toujours dit.»Je n’ai pas changé.» Plus il essaie d’être fidèle à l’anglicanisme, plus il devient catholique. Il quitte alors Oxford parce qu’il ne peut plus y rester. Il demeure encore un an en Angleterre avant de partir à Rome en 1847 pour discerner vers quelle communauté s’orienter. Il est prêtre et il le restera. Pour lui, la question ne se pose pas.
Il est reçu à la Congrégation de la propagande. Il est séduit par les jésuites, mais se rend compte que cela ne correspond pas à son tempérament. Il écarte assez vite les dominicains trop marqués par la théologie scolastique. Il se rattache alors à la congrégation de l’Oratoire de saint Philippe Néri. C’est une structure souple qui lui permet de vivre en communauté. En outre, l’Oratoire n’est pas une machine construite contre la réforme protestante mais un lieu qui privilégie la culture, l’éducation, les humanités.
Après les années romaines, il retourne en Angleterre.
Il y revient pour fonder le premier établissement de l’Oratoire à Birningham. Il lui donne sa note propre en soulignant le rôle de la culture et de l’éducation qui se limite cependant aux adolescents. Il ne pourra jamais avoir un rôle auprès des universitaires, contrairement à ses aspirations. On l’appelle pour créer une université catholique en Irlande, mais le projet est un échec. Paradoxalement la période catholique de Newman sera une succession de projets avortés.
Ce converti s’attire aussi la défiance des catholiques comme des anglicans.
Newman est en proie à une certaine méfiance du côté des catholiques convertis dont beaucoup penchent vers l’ultramontanisme. C’est-à-dire vers un pouvoir romain très fort avec les débats autour de l’infaillibilité pontificale qui sera définie au Concile Vatican I. Il est considéré par eux comme un crypto-protestant.
Du côté de ses anciens collègues anglicans, il est plutôt considéré comme un transfuge. Les seules qui l’apprécient vraiment sont les familles catholiques anglaises de vieille souche. Ces gens sont très au fait des changements de société et n’ont pas de nostalgie pour un ordre établi. Ils seront ses soutiens fidèles. Ils défendent la formation et l’éducation et lui demandent de faire quelque chose pour leurs enfants qu’ils ne veulent pas envoyer dans des écoles protestantes.
«Pour lui, l’Eglise est d’abord le peuple des baptisés»
Newman défend la liberté de la conscience.
Il se rend compte que la faiblesse des catholiques est de recourir trop vite à l’autorité, romaine en particulier. En 1859, il publie un article où il défend la consultation des fidèles, ce que l’on appelle aujourd’hui le principe de synodalité, avec le sensus fidei (sens de la foi) qui l’accompagne. Pour lui, l’Eglise est d’abord le peuple des baptisés et pas la hiérarchie. Cela ne passe absolument pas. Pour Rome, Newman devient l’homme le plus dangereux de l’Eglise d’Angleterre. Il subit un purgatoire d’une dizaine d’années entre 1860 et 1870. Pendant cette période, il retrouve néanmoins ses amis anglicans qu’il avait traumatisés par son départ qui comprennent que dans le fond, il n’a pas changé.
L’Eglise catholique du pape Pie IX se crispe alors fortement contre le ‘modernisme’. Comment Newman le vit-il?
Défavorable à la tenue du Concile Vatican I, il refuse d’y participer comme expert sollicité par Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans. Il s’intéresse néanmoins beaucoup aux débats. Le volume de sa correspondance sur Vatican I compte 600 pages. Il s’inquiète de toute l’excitation autour du pape et de l’infaillibilité qui perturbe la foi des fidèles. Le Concile est finalement suspendu, à cause de la situation politique italienne et de la suppression des Etats pontificaux, mais il a tout de même définit le dogme de l’infaillibilité. Après la lecture d’un document de la Conférence des évêques suisses qui interprète de manière très modérée ce principe, Newman rassuré s’y rallie. Le parti ultramontain a de fait perdu la partie. Après Vatican I interrompu, il considère très vite qu’un nouveau concile sera nécessaire et qu’il rééquilibrera le rôle des évêques, ce sera Vatican II. En ce sens là, il en est un des inspirateurs. Vatican II validera en quelque sorte l’enseignement pour lequel il a été condamné.
«Il y a autour de lui l’unanimité des deux Eglises anglicane et catholique»
A l’approche de la fin de sa vie, il est à nouveau reconnu.
Quand Pie IX meurt, Newman qui était plutôt sceptique sur ce pontificat ne dit rien. Mais le Duc de Norfolk, dont il était l’ami, va plaider sa cause auprès du nouveau pape Léon XIII. Newman fera ainsi partie des premiers cardinaux nommés par le pontife en 1879. C’est une réhabilitation de sa personne et de son œuvre. Les onze dernières années de sa vie seront les plus belles. Il est en paix. A sa mort, le 11 août 1890, 20’000 personnes assistent à son enterrement. Le Times de Londres titre: «Le grand homme est mort«. Il y a autour de lui l’unanimité des deux Eglises anglicane et catholique et d’un pays entier. Paul VI dira de lui «c’est le bienfaiteur de deux Eglises».
Le dialogue œcuménique développé avec le concile Vatican doit aussi beaucoup à la pensée de Newman.
Il est un pont entre les deux Eglises et plus globalement avec le protestantisme. Sans anathème ni condamnation. Il est aussi l’homme de la post-modernité. Newman avait le sentiment très vif que l’on était sorti de l’Eglise constantinienne, c’est-à-dire de tous les amalgames politico-théologiques encore très forts au XIXe siècle et pas seulement chez les catholiques. Il se réjouit de la perte des Etats pontificaux. Il milite pour un ‘désétablissement’. En ce sens, il estime qu’il ne faut lire les médiévaux, mais les apologistes et les Pères de l’Eglise qui sont beaucoup plus ‘actuels’. Parce qu’ils définissent un ‘éthos’ chrétien avant le monde christianisé. Il avait compris que l’Eglise allait vers un monde qui allait perdre tout repère chrétien. Il faut donc avoir les moyens de parler à ce monde, dans la liberté. (cath.ch/mp)
Le cardinal et la couturière
La simple couturière fribourgeoise Marguerite Bays (1815-1879) sa quasi-contemporaine sera canonisée en même temps que John Newman. A première vue, tout oppose cette humble femme peu instruite à ce savant théologien.
Grégory Solari: Après sa mort, ses confrères oratoriens découvrirent son apostolat ‘secret’. Après avoir passé 45 ans à Oxford lorsqu’il revient en Angleterre il n’aspire qu’à une vie simple. Il ne s’établit pas à Londres, mais à Birningham, une ville ouvrière du nord de l’Angleterre où il côtoie de nombreux pauvres, notamment les immigrés irlandais catholiques. Il les instruit, les aide à trouver des logements, leur offre de la nourriture et des vêtements. Il ne créé pas de structure mais offre beaucoup de sa propre personne. Le vieux cardinal se promène encore dans les rues de Birningham pour aider les pauvres. Il est tellement habité de la présence de Dieu qu’il échappe à l’emprise du temps et des modes. Il est inclassable.
Pour Newman c’est bien dans les petites choses que l’on se montre vrai. A la question ‘que faut-il faire pour devenir saint?’, il répondait: «Levez-vous pas trop tard le matin. Pensez à Dieu. Consacrez-lui votre journée. Remplissez votre devoir d’état, qui que vous soyez, où que vous soyez en toutes circonstances. Mangez, buvez. Faites le point à la fin de la journée et ne vous couchez pas trop tard.» Il est très facile d’imaginer que Marguerite Bays donnait exactement ce genre de conseil. (cath.ch/mp)