Marie-Jo Thiel: «Les prêtres abuseurs ne sont pas des monstres, ni des fous»
Les prêtres auteurs d’abus sexuels sur mineur ne sont pas des monstres, ni des fous, mais plutôt des gens d’apparence ordinaire, estime Marie-Jo Thiel. Spécialiste des abus sexuels dans l’Eglise depuis plus de vingt ans, elle a livré à cath.ch ses hypothèses sur les causes de ce mal qui ravage non seulement les personnes, mais aussi les communautés.
Médecin, théologienne, professeur d’éthique à la faculté de théologie de Strasbourg, Marie-Jo Thiel s’est penchée depuis les années 1990 sur la question des abus sexuels dans l’Eglise catholique. Elle a publié en 2018 une synthèse de ses recherches dans une ‘somme’ de plus de 700 pages. Abordant tous les aspects du problème: historique, juridique, psychologique, théologique et spirituel, elle présente un des panoramas les plus complets à ce jour de la crise qui secoue l’Eglise. Parmi ces nombreuses thématiques, la question du profil des auteurs d’abus sexuels reste assez peu médiatisée.
Vous préférez le terme d’auteur d’abus sexuels à celui de pédophile pourquoi?
Le terme d’auteur d’abus sexuels (AAS) est à la fois plus large et plus précis que celui de pédophile que l’on utilise dans l’espace francophone. Au sens clinique, la pédophilie concerne l’enfant prépubère. Le terme d’abus sexuels concerne les abus de tous types et de toute qualification juridique, de l’attouchement au viol, commis sur un mineur de 0 à 18 ans, âge le plus courant de la majorité. Pour qu’il y ait abus il faut en outre deux éléments: une différence d’âge significative et l’absence de consentement.
Peut-on établir une typologie des auteurs d’abus sexuels?
C’est très difficile, tant les cas peuvent être différents. On peut néanmoins identifier quelques éléments communs. Dans la plupart des cas, nous avons affaire à des personnalités narcissiques, dont le moi est mal déterminé avec une identité mal construite. Ils ont du mal à reconnaître l’autre dans sa subjectivité.
«Le déni est un mécanisme assez fréquent pour éviter l’horreur»
Dans près de la moitié des cas aussi, l’auteur a été victime lui-même d’abus sexuels ou d’autres maltraitances dans son enfance. Cette proportion est discutée, mais ce lien est bien réel. Il s’agit souvent de personnalités souffrant d’un clivage et qui ont du mal à verbaliser leur traumatisme et à exprimer leurs affects. La pulsion transgressive et le passage à l’acte ne cherchent pas d’abord le plaisir, mais servent de ‘décharge’ pour faire ‘sortir’ ce qui n’est pas supportable en soi. Dans une sorte de mécanisme de défense archaïque, afin de ne pas sombrer dans le néant.
Nous avons aussi un manque d’intégration des différences de sexes et de générations. De même, le déni est un mécanisme assez fréquent pour éviter l’horreur de ce qu’il est en train de commettre.
Dans l’opinion publique, l’auteur d’abus est un monstre, un fou, au mieux un malade.
Non, il s’agit plutôt de gens d’apparence ordinaire que l’on a de la peine à identifier dans la société. Même s’il ne faut évidemment pas mettre tout le monde dans le même panier, un des indices peut être la recherche du contact avec des enfants et des adolescents. L’auteur d’abus sexuels se justifiera facilement en disant qu’il aime les enfants. Mais il s’agit d’un amour captatif, de pouvoir, d’emprise. Souvent ces personnes ont peur de toute remise en cause et ne s’estiment pas considérées à leur juste valeur.
Il peut aussi y avoir des facteurs externes?
Oui, à ces éléments psycho-pathologiques s’ajoutent d’autres facteurs comme le contexte sociétal. La loi du plaisir, la sexualité perçue comme une performance, la pornographie etc. ont une influence. Le pape émérite Benoît XVI a récemment mis en cause la révolution sexuelle de mai 68, et l’abandon de la morale fondée sur la loi naturelle. Mais cette analyse n’est pas suffisante. Les abus sexuels sur mineurs ont existé de tous temps dans l’Eglise. Le message de Benoît XVI est ambigu et contradictoire, même si de nombreux facteurs, dont ces deux-là, s’imbriquent.
«Des prédateurs qui cherchent leurs proies»
Comment se fait le passage à l’acte?
Il faut être clair, tant que l’on n’est pas passé à l’acte, on n’est pas un abuseur. Un fantasme n’est pas un abus. Il y a des auteurs d’abus qui n’ont pas de fantasmes et des hommes et des femmes qui ont des fantasmes, mais ne passeront jamais à l’acte.
Dans le passage à l’acte, nous avons des prédateurs qui cherchent leurs proies, souvent un type bien précis d’enfants, garçons ou filles, d’un âgé déterminé. Mais nous trouvons le plus souvent des auteurs pour qui ‘l’occasion fait le larron’ et qui une fois commis le premier acte vont poursuivre dans la transgression.
Parmi les facteurs facilitant le passage à l’acte, on peut avoir un sentiment d’échec, de remise en cause, d’impuissance dans son ministère, de dépression, de solitude. On peut aussi citer l’alcool ou les drogues. Il monte alors en soi cette pression très forte qu’il faut ‘décharger’, surtout s’il y a eu des antécédents d’abus. L’auteur répète ce qu’il a subi.
Les cas des pervers narcissiques sont les plus frappants, surtout par leur capacité de dissimulation.
Une partie de leur personnalité reste connectée à la réalité, tandis que l’autre est soumise à la seule loi du désir. Les gens n’admettent pas et ne comprennent pas comment et pourquoi ce prêtre qui a si bien réussi avec les jeunes, qui aime tellement la Vierge-Marie, puisse commettre des abus. Mais en y regardant de plus près, on comprend que cet engagement répond aussi à une recherche de gratification afin d’être conforté dans son narcissisme. Le pervers est en outre capable de transférer sa culpabilité sur la victime. Il renverse la donne, c’est très impressionnant.
C’est celui que les évêques ont déplacé d’une paroisse à l’autre. On pourrait dire en ce sens que l’évêque est aussi une de leurs victimes. En toute sincérité, certains ont cru à la possibilité et à la volonté des auteurs de s’amender. L’auteur minimise sa responsabilité, l’évêque ne prend pas la mesure de la gravité des faits, il le déplace et l’histoire continue.
«En tant que ministre du sacré, le prêtre est mis à part»
Y-a-t-il un aspect plus spécifique lorsque l’auteur d’abus est un prêtre?
Les générations d’auteurs des années 1940 à 1970 ont été formées dans l’idée de la sacralité du prêtre qui est l’homme du sacrifice eucharistique. En tant que ministre du sacré, il est mis à part. Cela remonte à la création des séminaires, après le Concile de Trente, aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est la porte ouverte au renforcement narcissique et donc au cléricalisme dénoncé par le pape François.
La virginité des consacrés a été placée au-dessus de toutes les autres formes de vie et ceci au moins jusque chez Pie XII, dans les années 1950. Malgré Vatican II, qui définit le prêtre dans une perspective relationnelle, cette mentalité persiste clairement, par exemple chez le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin.
Comme l’explique le pape François, l’abus sexuel est précédé par l’abus de conscience et l’abus de pouvoir.
Le pape François a raison de nommer cette conjonction. Il faut remarquer aussi qu’il a ajouté aux mineurs les personnes handicapées, fragiles ou en état de dépendance. L’ex-cardinal McCarrick a fait ‘la totale’, il a abusé d’enfants, de séminaristes et d’adultes. Ces faits étaient connus au moins depuis les années 1970 et il a fallu attendre 2018 pour le voir sanctionner. On ne peut que s’interroger.
Que faire des auteurs qui ont été condamnés et qui ont purgé leur peine?
Il faut bien comprendre que celui qui a abusé une fois n’est jamais totalement guéri. On ne peut que contenir les pulsions. Il faut commencer par éviter le contact avec les enfants et les jeunes. Ensuite le suivi socio-judiciaire, psychologique, et spirituel le cas échéant, est important. Si la loi civile et ecclésiale ne joue plus son rôle de pression et de cadre, le sujet est livré à lui-même et le risque de récidive est grand. Sans la ‘peur du gendarme’ le cadre ne tient plus.
Vous évoquez dans votre livre la solution des ‘cercles de soutien’.
L’auteur d’abus est entouré par un réseau étroit de personnes avec qui il peut échanger et à qui il doit régulièrement rendre des comptes. Il est ainsi accompagné au quotidien, éventuellement aussi spirituellement. On ne peut pas enfermer à vie les abuseurs. Pas plus qu’on ne peut les placer dans des monastères ou des communautés religieuses dont ce n’est pas la vocation.
«Le renvoi de l’état clérical n’est pas la solution ultime»
Dans l’opinion publique, le renvoi de l’état clérical semble être la sanction minimale.
Ce n’est pas la solution ultime. Les victimes considèrent cette sanction comme absolument nécessaire, car il est intolérable pour elles de voir qu’un auteur d’abus continue à célébrer l’eucharistie et à donner les sacrements. Pour certains, cette peine est même trop légère, car un prêtre réduit à l’état laïc n’est pas privé des sacrements, comme peuvent l’être des divorcés remariés. Il faut en tenir compte.
De l’autre côté le renvoi de l’état clérical est aussi une forme de démission de l’Eglise. On exclut l’élément malsain et on le laisse se débrouiller. Est-ce bien responsable? Aucune solution n’est totalement satisfaisante. La question est difficile.
Dans un contexte ecclésial, au viol de l’intimité s’ajoute un viol spirituel.
C’est la grande différence. Dans la dimension religieuse, on touche au plus profond de la personne, à la transgression d’un tabou. Dans le suivi d’une victime, mais aussi de l’auteur, il faudra en tenir compte. Le suivi psychologique est premier, mais le besoin d’un suivi spirituel peut s’exprimer à partir d’un certain moment.
«Pour mesurer le traumatisme subi, il faut écouter les victimes»
Comment peut-on réparer ce lien?
Comme il s’agit d’un tabou, la mise en œuvre de rites peut s’avérer utile. Dans un rite, les paroles associées à un geste peuvent dire quelque chose de plus que les simples mots. C’est surtout important pour la victime. On peut proposer un geste accompli par quelqu’un qui a autorité, en présence de témoins et de baptisés représentant la communauté. Beaucoup de choses sont possibles, même pour des incroyants. On peut penser par exemple à des rites de l’eau lustrale qui lave du péché.
Un des principaux reproches des victimes envers l’Eglise est de ne pas avoir été écoutées.
Il ne faut jamais minorer le traumatisme des victimes. Si les séquelles physiques d’un abus sont plutôt rares, les séquelles psychiques et psychosomatiques les poursuivent toute leur vie. Pendant trop longtemps on s’est contenté de dire: «Ce n’est pas grave, cela passera». Pour mesurer le traumatisme subi, il faut écouter les victimes. Beaucoup d’évêques ont été très lents à s’en rendre compte. C’est pourquoi, je suggère d’intégrer des représentants des victimes dans tous les processus de prévention. (cath.ch/mp)
La loi de l’Eglise n’est pas adaptée
Au-delà des aspects psychologiques et spirituels, on ne peut pas évidemment ignorer la dimension judiciaire.
La conscience juridique des abus sexuels et de leurs conséquences a beaucoup évolué au cours des deux ou trois dernières décennies. Nombre d’Etats ont revu et adapté leurs législations. Notamment sur les questions de la prescription et de l’obligation du signalement. L’écoute des victimes se fait désormais dans un cadre très bien déterminé qui fait que nombre de questions de crédibilité sont résolues. Les procédures sont devenues beaucoup plus rigoureuses.
Face à cela, le catéchisme et le droit de l’Eglise n’ont pas changé.
Ils continuent à tout classer dans le grand sac des péchés contre le sixième commandement. Tous les péchés sexuels y sont amalgamés. C’est très large et très vague. Les droits des victimes ne sont pas mentionnés. Il y donc là un progrès à faire. Par exemple, le droit canon parle de ‘justes peines’, ce qui laisse au juge une grande liberté d’interprétation et donc un risque d’arbitraire. On peut et il faut pardonner le péché, mais le crime, lui, doit être jugé et puni.
Marie-Jo Thiel
Marie-Jo Thiel est médecin et professeure d’éthique à la Faculté de théologie de l’Université de Strasbourg. Elle dirige le CEERE (Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique) qu’elle a fondé en 2005. Elle est présidente de l’Association européenne de théologie catholique. En 2017, le pape François l’a nommée membre de l’Académie pontificale pour la vie. Outre la problématique des abus, elle est également l’auteure de nombreux ouvrages et articles scientifiques sur les questions bioéthiques liées au début et à la fin de la vie.
Marie-Jo Thiel: L’Eglise catholique face aux abus sexuels, Paris, 2018, 718 p. Bayard