“J'ai essayé de suivre le sillon des moines de Tibhirine“. Le Père J. M. Lassausse | © B. Hallet
Suisse

Père Lassausse: «A Tibhirine, la fraternité islamo-chrétienne est possible»

«Dans le sillon des moines» du monastère de Tibhirine, en Algérie, le Père Jean-Marie Lassausse a cultivé le jardin et l’amitié entre chrétiens et musulmans.

De passage à Saint-Maurice, le 4 avril 2019, le ‘jardinier de Tibhirine’ a livré son  témoignage sur les moines. Il raconte à cath.ch son odyssée africaine.

Assis sur un tabouret, à côté d’une petite table, le Père Jean-Marie Lassausse, dédicace son livre Le jardinier de Tibhirine1 au fond de la basilique. Il échange brièvement quelques mots avec les auditeurs qui ont écouté son témoignage sur les moines de Tibhirine. Puis il s’éclipse.

«Tibhirine est une étape très importante dans ma vie. Contre toute attente, après l’enlèvement et l’assassinat des sept moines trappistes, on a tenu le monastère ouvert  Ces 15 ans passés là-bas m’ont beaucoup renouvelé, confie-t-il à cath.ch. J’ai découvert qu’une relation fraternelle est possible entre chrétiens et musulmans. Cela a pris de ›longues’ années». Pour bien faire comprendre la durée nécessaire à cet aboutissement, le Père Jean-Marie étire le mot jusqu’à en perdre le souffle.

«Dans le sillon des moines»

Plus disert lors de l’entretien qui a précédé la conférence, un peu plus tôt dans l’après-midi, le missionnaire a parlé des 25 années passées en Afrique comme prêtre de la Mission de France. Il évoque volontiers ses rencontres avec les chrétiens en terre africaine, les projets agricoles qu’il a développés en Tanzanie et dans différentes régions d’Egypte. Une aventure humaine et spirituelle qui le mènera à Tibhirine, «dans le sillon des moines».

Cimetière du monastère de Tibhirine en Algérie où sont enterrés les sept moines assassinés en 1996 (Photo: PS2613/CC BY-SA 3.0)

Le récit est empreint d’un certain volontarisme, de pragmatisme aussi, dont il a dû faire preuve tout au long de ce qui fait plus penser à une odyssée qu’à un ministère. Pas de superflu dans l’évocation de ses souvenirs. Pas d’emphase dans les mouvements. Le prêtre garde les mains ancrées sur la table. De lui en revanche, il parle peu. Peut-être faut-il le comprendre dans ses origines.

Quatrième de sept enfants, Jean-Marie Lassausse est le né le 1er mai 1951 à Vittel, dans les Vosges, de parents agriculteurs. «J’ai forgé ma manière d’appréhender la réalité à travers mon expérience familiale. Tout de suite, on prend le rythme des parents en aidant à la ferme à faire les foins, la moisson et en s’occupant des vaches».

«J’ai mis ma vocation à l’écart. Il y eu une période de désert»

Il grandit dans une famille croyante et pratiquante. «Tous les soirs on faisait la prière en famille». «Ma vocation? A 12 ans, avec des images: celles de mon grand-oncle, prêtre, et de Charles de Foucauld. Et je voulais être au service des autres aussi». Il entre donc au petit séminaire de Martigny-Les-Bains, «avec la dernière fournée», où il effectue toute sa scolarité. Il passe son bac et part étudier la philosophie à Nancy. «J’ai mis ma vocation à l’écart. Il y eu une période de désert».

Une expérience fondatrice

Le service militaire, effectué en République de Djibouti (appellation de l’époque) entre 1972 et 1973, l’envoie au désert où renaît sa vocation. Il passe au Yémen, en Ethiopie. Il regarde ces 10 mois comme une expérience fondatrice. «J’ai vécu dans des conditions culturelles très différentes de ce que j’avais connu jusque-là et j’ai découvert la présence de chrétiens en dehors de la France. Je me suis dit: ›Voilà ce que je veux vivre!’».

Suivent quatre ans de coopération au Maroc où il enseigne les travaux pratiques en agriculture dans un collège jésuite. De retour en métropole, il questionne sérieusement sa vocation. L’évêque de Saint-Dié, Mrg Jean Vilnet, lui conseille la mission.

«Mon purgatoire»

Il mène alors de front des études en vue de la prêtrise au centre de Sèvres de la Mission de France et des études d’agronomie par correspondance. Diplôme d’ingénieur agronome en poche, il est ordonné en juin 1980, «mais je ne me souviens plus de la date». En septembre, il est envoyé en Tanzanie. Il participe au développement agricole de petites communautés. «Je crois beaucoup au ministère articulé sur deux pieds qui allie une présence par le travail professionnel, et l’animation d’une communauté».

La grande joie qu’il éprouve dans son ministère est de courte durée. Paludisme, typhoïde et bilharziose (un parasite qui s’attaque au foie) le contraignent à regagner la France, la mort dans l’âme, pour quatre ans. Il doit se remettre sur pied. «J’ai fait mon purgatoire», sourit-il.

Forêt de minarets dans un village de Haute-Egypte (Photo Jacques: Berset)

«Une nouvelle vie» s’annonce lorsqu’il est envoyé en Egypte en septembre 1988. Il y passe 12 ans et travaille sur quatre grands projets de développement agricole. Dans le grand sud, à Bahariya, dans le Delta du Nil et dans le diocèse copte de Miniah, en moyenne Egypte, et dans le désert. Il lance et supervise des projets d’irrigation, d’élevage, il fait pousser des pommiers, des clémentiniers, des oliviers et de la vigne.

«Faire fleurir le désert»

«Faire fleurir le désert n’est pas un vain mot», que ce soit avec des toxicomanes dans le cadre d’une ferme thérapeutique, ou avec des coopérants dans le grand sud. Un de ses projet lui donnera la joie de récolter les premières pommes d’arbres qu’il a plantés et surtout de nouer des relations simples et profondes avec les habitants. «Le travail agricole se révèle être un prétexte efficace pour nouer des relations humaines confiantes, simples, vraies», dit-il de son passage à Miniah où il a travaillé pour la Caritas.

«Musulmans et chrétiens quand on travaille la terre, on sue de la même manière»

Son passage en Egypte l’amène à travailler avec des chrétiens coptes et des musulmans. Il expérimente le dialogue, la patience, la fraternité. Le tournant de son ministère se précise en septembre 2000. Il est appelé en Algérie par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) pour mettre en place un élevage de moutons dans un des camps de réfugiés sahraouis. Une petite transition qui l’amène à Tibhirine en 2001, à l’appel de Mgr Teissier, alors archevêque d’Alger.

Remise à niveau

Ce dernier lui donne la responsabilité du monastère et l’entretien de terrains laissés en friche depuis l’enlèvement des moines. «Pendant deux ans, avec Samir et Youssef, nous avons fait un gros travail de remise à niveau». Il doit aussi s’occuper des 2’000 arbres plantés  en 2001. Pas facile d’avancer le travail quand il faut faire 180 km aller-retour entre le monastère et Alger où loge le prêtre. Cela lui permet de passer un puis deux jours par semaine dans les jardins de Tibhirine. «J’étais habillé en civil, je suis passé inaperçu». La situation se complique à partir de 2006 quand les autorités lui imposent une escorte, invoquant sa sécurité. il s’installe en 2015 au monastère.

La communauté des moines cisterciens-trappistes de Tibhirine (Photo: DR)

Une émulation

«Nous avons cultivé l’amitié avec le travail partagé dans le sillon des moines. Vous savez, musulmans et chrétiens quand on travaille la terre, on sue de la même manière, dans le même sillon». Jean-Marie Lassausse partage aussi les peines et les joies des habitants. Il participe aux enterrements, reçoit la tammina, le gâteau fait de semoule grillée et de miel, pour fêter une naissance. «Je parle ici d’émulation, pas de conversion. Je ne suis pas là pour ça».

«Il me faut oublier Tibhirine, mais ce lieu est présent dans mon cœur»

Chacun s’interroge mutuellement sur la religion de l’autre, à l’image des moines qui sont resté eux-mêmes pour comprendre et respecter les coutumes de ceux qui sont restés leurs amis».  Il évoque un long chemin pour se faire accepter. «Et pour se faire accepter, il faut se faire tout petit. J’espère que nos amis musulmans profiteront aussi de quelques fruits de la foi chrétienne».

Le prêtre a finalement quitté le monastère en 2016. Il est actuellement curé de la communauté de Mostaganem, au nord-ouest du pays. Il partage son temps entre la zaouïa, une confrérie soufie, dont il s’occupe du jardin deux jours par semaine, les visites à la prison et la paroisse où se regroupent 120 étudiants subsahariens.

«Le message de Tibhirine doit être connu des Suisses». Il n’est pas retourné au monastère depuis 2016. La voix si ferme jusque-là, se voile un peu. «Il me faut oublier Tibhirine, mais ce lieu est présent dans mon cœur». Il espère y retourner un jour, «inch’Allah!» (cath.ch/bh)


1 Le jardinier de Tibhirine, Jean-Marie Lassausse avec Christophe Henning, 151p. Ed. Points.

Le Père Jean-Marie Lassausse préside la 5e et dernière messe radiodiffusée à Vollèges (VS) le 7 avril 2019. Rendez-vous à 9h06 sur Espace 2.

«J'ai essayé de suivre le sillon des moines de Tibhirine». Le Père J. M. Lassausse | © B. Hallet
5 avril 2019 | 17:00
par Bernard Hallet
Temps de lecture : env. 6  min.
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