Le numérique: grand frère ou big brother?
Internet, réseaux sociaux, objets connectés et bientôt voiture autonome, la numérisation imprègne tous les domaines de la vie. D’un grand frère chargé de veiller sur vous, le système a évolué vers un big brother orwellien chargé de vous surveiller. La numérisation qui permet de compter presque tout apparaît comme le développement ultime de l’idéologie néolibérale.
Big brother peut désormais surveiller non seulement votre efficacité au travail, votre comportement de consommateur, mais aussi votre santé, vos déplacements voire vos opinions politiques ou même vos sentiments amoureux. Présentée systématiquement comme une évolution ‘naturelle’ et bénéfique, la numérisation est en fait un phénomène culturel capable d’influencer les processus sociaux. L’édition 2019 de l’Almanach social de Caritas Suisse intitulé La numérisation et l’individu dans tout ça? se penche sur la question.
La machine facteur de progrès ou d’exploitation?
Pour Manuela Specker, responsable du service formation de Caritas Suisse, l’avenir numérique est source à la fois de pronostics alarmistes et de représentations idéalisées. Les deux visions s’appuient sur le rapport ambigu de l’homme et de la machine comme facteur de progrès, mais aussi d’exploitation. Poser des repères éthiques et moraux prenant en compte la dignité humaine et pas seulement les lois du marché est devenu une nécessité.
En y regardant de plus près, certains changements, cachés sous la surface, accompagnent la numérisation et exacerbent les inégalités sociales en créant de nouvelles hiérarchies. La numérisation n’est pas la cause de cette évolution, mais elle en est le véhicule parfait.
Le fait de pouvoir tout compter, rapidement et facilement, pousse à l’efficacité, à l’amélioration des performances, à la concurrence, à la logique du marché. Au lieu de suivre aveuglément l’orientation fixée par les grandes société du web, la société civile doit opposer des contre-mesures.
Le désordre inhérent à la condition humaine
Croire que les technologies sont simplement au service de l’humanité est illusoire. Il s’agit bien du ‘big business’ capitaliste appliqué aux données. Quelques entreprises disposent aujourd’hui du pouvoir et des fonds nécessaires pour influencer le sort de toute la société. Grâce notamment à la numérisation, la primauté de l’économique sur le politique est devenue une évidence. Or la foi quasi religieuse en un marché se régulant lui-même est une construction purement théorique et idéologique, ne tenant finalement aucun compte de la réalité sociale.
«Le modèle propagé par le numérique n’est pas neutre»
L’idée de parvenir à régler les problèmes sociaux grâce à la technique n’est pas nouvelle. Elle existait déjà au XIXe siècle avec la première révolution industrielle. Elle reste tout aussi illusoire qu’il y a un siècle, affirme Manuela Specker. Philosophes, historiens, théologiens ou sociologues rappellent que l’imperfection, le désordre et la contradiction ou le hasard et la Providence sont inhérents à la condition humaine. Chaque fois que l’on tente de les éradiquer, on fait le lit d’un ordre social totalitaire, qui n’est certes plus celui du fascisme ou du communisme mais celui de la pensée unique se cachant derrière la façade de la démocratie libérale.
L’homme-machine
Le modèle propagé par le numérique n’est pas neutre. En réduisant l’être humain à la somme de ses données, il réanime une vision ancienne qui fait de l’homme une machine fonctionnant par stimulation – réaction. Les algorithmes analysent les comportements, déterminent les valeurs, dévoilent les préférences et les faiblesses. Ils sont sans cesse en train de nous recalculer. Or cette suprématie des chiffres n’a jamais reçu aucune légitimation sociale. Elle ne fait que réfléter la vision du monde des programmeurs et des entreprises qui les emploient, relève Manuela Specker.
Les mégadonnées (big data) sont ainsi capables de mettre en cause les solidarités traditionnelles. L’approche de la santé et des assurances sociales en est un exemple des plus flagrants. Déterminer, à partir de capteurs placés sur le corps, des risques personnels et donc des primes individuelles peut apparaître comme plus juste, mais cela met à mal la solidarité sociale. Une personne malade ou handicapée ne l’est pas forcément par sa propre faute.
«L’échec est désormais la marque d’une défaillance personnelle»
Le sentiment de se trouver en compétition dans tous les domaines de la vie – y compris sa vie amoureuse avec les sites de rencontres – ne peut pas rester sans influence sur le psychisme des gens. L’individu est confronté à lutter sans cesse, non pas contre la société, mais d’abord contre lui-même. Il ne doit plus se voir comme faisant partie d’un collectif. Il doit avant tout se gouverner lui-même. La société de discipline basée sur les interdits a vécu. Elle a été remplacée par le principe de la tolérance qui n’est au mieux que le niveau zéro de la solidarité. Chez les personnes ‘tolérées’, le risque est grand de voir se développer un sentiment d’abandon plutôt que d’appartenance.
Précarisation de l’emploi
Les nouvelles techniques imposent leurs obligations de performance et d’optimisation. L’échec est désormais la marque d’une défaillance personnelle. La privatisation des problèmes humains et le transfert de la responsabilité de leur résolution sur l’individu est une réussite du dogme néolibéral. Les conditions sociales de l’échec ou de l’exclusion ne sont plus remises en cause. La culpabilité et la honte ont remplacé la protestation politique.
Cette même logique est en marche dans ‘l’uberisation’ de l’économie. Pour augmenter la rentabilité les emplois fixes sont transformés en emplois précaires. Chauffeurs de taxi, livreurs, prestataires de services ne sont plus salariés, mais payés à la tâche ou à la pièce. Ce retour à l’économie informelle – les chauffeurs Uber sont des indépendants démunis de toute protection sociale – présente un fort danger de régression sociale. Plutôt que de s’affoler de la fin du travail, il faudrait s’interroger sur la qualité des emplois nouvellement crées, souligne Manuela Specker.
Une finance mondiale incontrôlable
La situation de l’individu peut s’extrapoler assez facilement au plan global dans les rapports Nord-Sud. La numérisation a été un facteur décisif de la transformation de l’industrie mondiale de la finance devenue quasiment impossible à réguler. Le marché spéculatif a proliféré au détriment du marché des biens.
«Les communautés virtuelles des réseaux sociaux ne remplacent pas les relations traditionnelles»
Cette idéologie est si puissante qu’elle a contaminé pratiquement toutes les institutions de la société. Les universités, les hôpitaux, les services sociaux, les collectivités publiques soumettent leur fonctionnement aux mêmes règles de rendement que les entreprises à but lucratif.
La critique du néolibéralisme doit donc d’abord s’attaquer à cette image qui réduit l’homme à une machine que les algorithmes peuvent piloter et pour qui les valeurs typiquement humaines de compassion et de solidarité sont devenues accessoires voire superflues.
Individualisme et autoreprésentation
L’individualisation, c’est-à-dire le fait pour l’être humain de se considérer comme un sujet autonome, est une partie du processus de civilisation. Mais en déplaçant de plus en plus le ‘nous’ vers le ‘moi’ la numérisation ne fait qu’accélérer le processus. Les communautés virtuelles des réseaux sociaux ne remplacent pas les relations traditionnelles, dans la famille, avec le voisinage, la communauté locale.
Beaucoup présentaient les nouvelles technologies de l’information comme un nouvel espace de débat démocratique. Mais là aussi il faut constater une certaine désillusion. On ne publie pas ce qui est pertinent. Les algorithmes déterminent simplement ce qui est à même de retenir les utilisateurs. L’évolution récente a montré que les réseaux sociaux ne sont pas un espace de négociation, mais plutôt de confrontation. Paradoxalement, le sens de la res publica est comme dissout dans la somme des intérêts individuels souvent contradictoires.
Si de plus en plus de gens accèdent à une information triée par des machines, la question est de savoir comment cela change leur vision du monde et leur capacité à s’engager socialement. Ce système ne laisse plus de place aux contenus complexes. Il se contente d’agiter des émotions et de confirmer la vision du monde des utilisateurs.
Au lieu de promouvoir un progrès purement technologique, il est donc essentiel de relancer la discussion sur les changements à entreprendre afin d’assurer le bien commun, conclut Manuela Specker. (cath.ch/mp)
L’almanach social 2019: ›La numérisation – et l’individu dans tout ça?’
L’Almanach social 2019 de Caritas Suisse dresse un tableau global de la numérisation : comment elle transforme la société, quels nouveaux risques sociaux elle engendre et quels dangers elle entraîne avec les possibilités croissantes de contrôle et de surveillance. La numérisation n’est pas simplement d’un mouvement ›naturel’ inéluctable, mais elle peut et doit être organisée, en veillant particulièrement à ses conséquences sociales.
La numérisation n’est pas simplement d’un mouvement ›naturel’ inéluctable, mais elle peut et doit être organisée, estime Caritas Suisse
Almanach social 2019: La numérisation – et l’individu dans tout ça?
Éditions Caritas, Lucerne, décembre 2018 304 pages / 36 francs, ISBN 978-3-85592-164-5
L’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant
Dans son encyclique sur la sauvegarde de la maison commun Laudato Si, le pape François juge sévèrement la foi aveugle dans le progrès technique:
«On a tendance à croire « que tout accroissement de puissance est en soi ›progrès’, un degré plus haut de sécurité, d’utilité, de bien-être, de force vitale, de plénitude des valeurs », comme si la réalité, le bien et la vérité surgissaient spontanément du pouvoir technologique et économique lui-même. Le fait est que « l’homme moderne n’a pas reçu l’éducation nécessaire pour faire un bon usage de son pouvoir », parce que l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience. Chaque époque tend à développer peu d’auto-conscience de ses propres limites. […] En ce sens, l’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler. Il peut disposer de mécanismes superficiels, mais nous pouvons affirmer qu’il lui manque aujourd’hui une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide.» (105)