Orthodoxie en conflit: l’enjeu de la laure de Kiev
La laure de Kiev appartient à l’Eglise orthodoxe russe. Le schisme entre l’Eglise orthodoxe d’Ukraine et son homologue russe pose la question de l’avenir de ce lieu saint, disputé par les deux Eglises.
Elles sont trois, les laures d’Ukraine. Ces trois principaux monastères du pays, Kiev, Potchaïev et Sviatogorsk, se déclarent catégoriquement opposés à la création d’une Eglise orthodoxe ukrainienne. Rattachés au patriarcat de Moscou, ils refusent l’idée de dépendre d’une autre Eglise que de celle dirigée par le patriarche russe Kirill.
Le conflit autour de ces lieux saints est-il programmé? La laure (lavra en ukrainien) est, dans l’orthodoxie, un monastère de rang élevé, à forte portée symbolique et spirituelle.
Monastère troglodyte
Dans l’actuel conflit entre orthodoxes russes et ukrainiens, la laure de Kiev concentre toutes les attentions. Car la laure des grottes de Kiev – son nom complet – marque l’histoire de l’orthodoxie orientale.
En 1051, les premiers moines, provenant du Mont Athos en Grèce, s’établissent à la laure de Kiev. Dans ces grottes, dominant le fleuve Dniepr, vont s’installer deux figures majeures, saint Antoine l’Athonite et saint Théodose de Kiev. Progressivement, le monastère troglodyte devient un centre important de l’orthodoxie de la Rus’ de Kiev. La Rus’, une principauté slave orientale, fut le premier Etat existant entre le 9e siècle et le 13e siècle. Il s’agit de la plus ancienne entité politique commune à l’histoire de trois Etats actuels: l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie.
Cyrille et le cyrillique
Sous l’angle religieux, la parenté est plus évidente encore. Il faut remonter un peu dans l’histoire. En 988, Vladimir le Grand, prince de Kiev, a fait passer son Etat au christianisme, grâce au missionnaire grec Cyrille. Ce dernier va créer l’écriture cyrillique, en adaptant l’écriture grecque à la langue slave. Le prince Vladimir, puis son fils Iaroslav le Sage, vont donner à leur Etat une identité ancrée dans le christianisme byzantin.
Iaroslav lance, en 1037, les débuts des travaux de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, conçue pour rivaliser avec l’église Sainte-Sophie de Constantinople. Kiev capitale de la principauté chrétienne, devient ainsi la «nouvelle Constantinople». En 1073, Sviatoslav II, fils de Iaroslav, met en chantier la cathédrale de la Dormition de la laure de Kiev, la principale église du domaine religieux.
Baroque ukrainien
La laure de Kiev reste, aujourd’hui encore, un lieu très fréquenté. Comme la cathédrale Sainte-Sophie de la capitale ukrainienne, elle est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco. «Le rayonnement spirituel et intellectuel de la laure contribua largement à la diffusion de la foi et de la pensée orthodoxes dans le monde russe aux 17e, 18e et 19e siècles», estime l’Unesco. L’organe onusien pointe, en particulier, la manière dont le monastère a contribué «au développement de l’éducation, des arts et de la médecine».
De fait, l’ensemble de la laure, sur 28 hectares, comprend des églises de surface et souterraines. Ces édifices s’étendent en un ensemble de grottes labyrinthiques, ainsi que des maisons d’habitations construites entre le 17e et le 19e siècle. Marquée par le baroque ukrainien, la laure comprend la cathédrale de la Dormition, l’ensemble des grottes et de nombreuses églises.
Cathédrale détruite et reconstruite
Pendant des siècles, ce monastère, avec ses reliques de saints enterrés dans les grottes, a été l’un des centres de pèlerinage chrétien les plus importants du monde. Avec la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, la laure apparaît comme l’aimant d’une spiritualité orthodoxe active. La cathédrale de la Dormition de Marie, détruite durant la Seconde Guerre mondiale, fut reconstruite et consacrée en l’an 2000, alors que le communisme vacillait.
Aujourd’hui, la laure des grottes de Kiev n’est pas disposée à quitter la houlette du patriarcat de Moscou. Le conflit entre les deux Eglises concurrentes risque de s’étendre à ce lieu saint. (cath.ch/bl)
Autocéphalie et nationalisme
Le conflit actuel entre l’Eglise orthodoxe russe et l’Eglise orthodoxe d’Ukraine ravive les tensions entre Moscou et Constantinople, à savoir les deux entités orthodoxes les plus importantes, le patriarcat russe et le patriarcat œcuménique installé à Istanbul.
«Aujourd’hui, l’orthodoxie est malade des tensions qu’elle ne parvient pas à résoudre», diagnostique le Fribourgeois Noël Ruffieux, laïc orthodoxe. Il pointe entre autres, la question de l’autocéphalie, lorsqu’une Eglise orthodoxe s’institue elle-même comme ayant sa propre tête. Un désavantage, car chaque Eglise auto-instituée va disqualifier la parole des autres Eglises. Surtout dans un contexte difficile, quand il existe 14 Eglises orthodoxes et que la tentative d’un concile d’unification, en juin 2016 en Crète, a échoué.
«Depuis la montée des nationalités surtout, et surtout dès le 19e siècle, Eglise autocéphale est pratiquement devenu synonyme d’Eglise nationale ou ethnique. Des Eglises autocéphales sont nées en symbiose avec une nation, sa culture, sa langue, voire son Etat», constate Noël Ruffieux.
L’Eglise orthodoxe actuelle est donc prise au piège de son histoire et de ses concessions: «Une autocéphalie abusive identifiée à un nationalisme de fait», analyse le connaisseur de l’orthodoxie. L’Ukraine indépendante veut avoir son Eglise indépendante, autocéphale. Et le conflit qui couvait depuis la fin du communisme éclate aujourd’hui. Une séparation entre Kiev et Moscou que personne ne semble en mesure d’arrêter. BL