Pour Alliance Sud, le PF 17 n'apporte rien en matière de développement
A l’heure où le parlement fédéral suisse se saisit du projet fiscal 2017 (PF17), Alliance Sud a présenté le 11 septembre 2018, une étude d’une quinzaine de pages pour démontrer comment la Suisse continuera d’être un paradis fiscal pour les multinationales, avec des taux d’impôts très bas, au détriment des pays en développement.
Malgré le Projet fiscal 17 (PF 17), les bénéfices des multinationales pourront continuer à être déplacés en Suisse pour y être taxés très légèrement. Pour la coalition des œuvres d’entraide suisses (Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas, Eper) prétendre que les régimes fiscaux spéciaux seront abolis avec le PF 17 ne tient pas la route.
Pour se conformer aux règles de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la Suisse doit abroger ses régimes fiscaux spéciaux pour les entreprises étrangères. Mais vu sous l’angle du développement, la nouvelle réforme de l’imposition des entreprises ne présente pratiquement aucun progrès, déplore la communauté de travail.
«Des taux d’imposition bas, c’est bien. Mais des bases de calcul plus avantageuses c’est mieux»
L’étude met en lumière le fonctionnement de deux mécanismes d’évasion fiscale utilisés par multinationales et que le PF 17 ne supprime pas: la «Swiss Finance Branch» et la ‘déduction pour participations’. Ces instruments, méconnus en dehors des sphères spécialisées, permettent aux entreprises multinationales de ne payer que de 1,5% à 3% d’impôts sur leurs bénéfices. Soit entre cinq et dix fois moins que l’impôt ordinaire déjà très bas en comparaison internationale. «Des taux d’imposition bas, c’est bien. Mais des bases de calcul plus avantageuses c’est mieux», affirme crânement le service de promotion économique d’Argovie et les autres cantons suisses ne sont pas en reste, note Alliance Sud.
Des ressources qui manquent au Sud
Pour Alliance Sud, ce système fait que des ressources vont continuer à manquer pour construire des écoles, des hôpitaux ou des infrastructures de transport dans les pays à partir desquels des bénéfices sont transférés en Suisse. Les plus démunis de la planète pâtissent déjà des pertes fiscales que la Suisse rend possibles.
L’institut privé d’études économiques BAK de Bâle présente chaque année un classement des régions du monde proposant l’imposition des entreprises les plus basses. Pour 2017, 20 cantons suisses figurent parmi les quarante premières de ce classement. Ce dont les offices de promotion économique ne manquent pas de se vanter.
Or selon le FMI (Fonds monétaire international) les pays en développement perdent chaque année près de 200 milliards de dollars de recettes du fait de l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales, soit sept fois le PIB du Kenya.
Une faiblesse majeure
Le droit fiscal international comporte une faiblesse majeure, rappelle l’étude d’Alliance Sud. Il repose sur le fait que les multinationales ne sont pas imposées comme des entités globales. Chaque unité séparée d’une société est imposable dans l’État où elle a son siège. Or d’innombrables transactions financières en lien avec des services, des biens matériels ou immatériels (marques, brevets ou licences), des droits de participation ou des prêts se déroulent chaque jour entre les diverses unités d’une même entreprise.
«L’imposition restera à peu près aussi basse avec le PF 17 que sous les anciens régimes»
Comme il n’y a pas de marché pour ce commerce interne, d’autres mécanismes de formation des prix sont nécessaires. C’est ainsi qu’a été développé le principe de la «pleine concurrence». Il implique que des entreprises doivent facturer des prix neutres pour des opérations internes sur les produits et services. Ces prix doivent correspondre à ceux qui seraient payés entre sociétés indépendantes. Mais aujourd’hui 60 à 80% du commerce mondial s’effectuent au sein de groupes et non plus entre tiers indépendants. Ce qui rend difficile l’application du principe de ‘pleine concurrence’. Cette situation permet à des multinationales de fixer comme elles l’entendent les prix de biens et services négociés à l’interne. Grâce à des compensations internes volontairement abusives, les bénéfices ne sont ainsi pas imposés là où ils ont été générés, mais là où l’imposition est la plus basse.
Ce sont donc essentiellement les régimes fiscaux spéciaux et les déductions possibles qui sont responsables de la spirale descendante depuis 40 ans en matière d’imposition des entreprises, juge Alliance Sud.
Une juteuse astuce
La réforme de la fiscalité des entreprises aurait dû mettre fin à ce système, mais selon Alliance Sud, il n’en est rien. Les sociétés de conseil financier mais aussi les cantons eux-mêmes affirment aujourd’hui à l’adresse des grands groupes que l’imposition restera à peu près aussi basse avec le PF 17 que sous les anciens régimes.
La ‘Swiss Finance Branch’, que le Journal «Le Temps» qualifiait en 2014 de ‘juteuse astuce’, se base sur une circulaire de l’Administration fédérale des contributions (AFC) de 1991 longtemps classée confidentielle. Initialement, elle ne valait que pour des sociétés de financement néerlandaises, puis sans distinction. Loin de supprimer cette situation, le PF 17 entend lui donner une base légale.
Un taux d’imposition des bénéfices de 1,5%
Les «Swiss Finance Branches» sont des banques internes des sociétés multinationales. Ces institutions, dotées d’un un volume d’actifs d’au moins 100 millions de francs, octroient des prêts à leurs filiales à l’étranger qui versent des intérêts en Suisse. Premier avantage: celles-ci peuvent déduire de leur bénéfice imposable les intérêts qu’elles versent à la succursale suisse. Le bénéfice ainsi transféré dans notre pays est soumis à un taux d’imposition plus bas qu’à l’étranger.
Mais en Suisse, les multinationales disposent encore d’un deuxième avantage car les «Swiss Finance Branches» peuvent déduire de leurs bénéfices une redevance dite ‘d’utilisation’. Résultats des courses: le bénéfice imposable d’une «Swiss Finance Branch» n’est que de 10% de son bénéfice net, ce qui réduit son taux d’imposition effectif jusqu’à 1,5 %.
Avec le PF 17, la déduction fictive d’intérêts doit désormais être transférée dans l’impôt sur le bénéfice corrigé des intérêts. Ce dernier permettrait de faire valoir une déduction d’intérêt sur le capital propre excédentaire. En clair, la réduction de la base de calcul se poursuivrait à l’appui d’une déduction fictive d’intérêts. Selon Alliance Sud, l’AFC ignore même combien de sociétés de financement de groupes sont imposées comme telles en Suisse.
«Blanchiment de bénéfices»
La déduction pour participations est le deuxième instrument d’optimisation fiscale. Elle sert en principe à empêcher une double imposition du même bénéfice dans deux pays. Lorsqu’un bénéfice a été convenablement imposé à l’étranger, le dividende de groupe correspondant est libre d’impôt en Suisse. Mais il existe au moins deux possibilités pour arriver à une imposition nulle.
«La Suisse est une locomotive qui tire vers le bas le niveau d’imposition»
La première est qualifiée de «blanchiment de bénéfice». Prenons un exemple: Le siège social du groupe X se trouve aux Bermudes. Mais en fait le groupe X est américain. Il transfère ses bénéfices aux Bermudes, un pays qui ne prélève pas d’impôt sur les bénéfices des entreprises. Les dividendes sur le bénéfice ne sont toutefois pas directement versés aux États-Unis où ils seraient alors imposés, mais prennent, le chemin d’une société de participation basée dans un canton suisse où, du fait de la déduction pour participations, une imposition des dividendes n’a pas lieu non plus. Enfin, sur la base de la convention de double imposition passée avec les États-Unis, les dividendes de la société financière retournent alors dans ce pays, sans avoir été soumis à l’impôt.
Jouer sur les définitions
La deuxième méthode consiste à jouer sur les définitions légales des dividendes qui varient d’un pays à l’autre. Ainsi un dividende peut être considéré parfois comme «autre revenu» et être taxé à un taux différent. De même des conventions de double imposition établies entre les Etats peuvent ne pas signifier la même chose dans le droit indigène de chaque Etat.
Pour une refonte de la politique d’imposition des entreprises
En conclusion pour Alliance Sud, la Suisse ne doit plus miser sur un système d’imposition privant d’autres pays de rentrées fiscales. Elle doit au contraire promouvoir une refonte de sa politique d’imposition des entreprises en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de développement durable de l’ONU inscrits dans l’Agenda 2030 (ODD) et auxquels elles a souscrit en 2015. En abrogeant rapidement et totalement ses anciens régimes fiscaux privilégiés et en introduisant d’autres mesures stoppant durablement les transferts de bénéfices de l’étranger et freinant simultanément la concurrence fiscale, la Suisse peut apporter une contribution des plus efficaces au développement.
La Suisse doit donner un coup de frein
Les arguments des défenseurs du PF17 sur le risque que ce type d’affaires se déplacent sous d’autres cieux entraînant une perte d’emplois et de recettes fiscales pour la Suisse ne tiennent pas, note Alliance Sud. Le premier argument oublie le rôle de leader que les cantons suisses jouent comme sites d’implantation de groupes dans la concurrence fiscale internationale. La Suisse est en fait une des locomotives qui tirent vers le bas le niveau d’imposition mondial des sociétés. Si la Suisse donnait enfin un premier coup de frein, cela se répercuterait positivement sur tout le système mondial d’imposition des entreprises, estime Alliance Sud.
«Le financement des institutions publiques en Suisse est incertain»
En outre, si les pays à faible taux d’imposition des groupes de sociétés – comme la Suisse, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande ou les États-Unis – se renvoient sans fin la balle, l’imposition des entreprises finira par être totalement abolie. Plus le niveau d’imposition des entreprises baisse à l’échelle mondiale, plus le financement des institutions publiques en Suisse est incertain.
L’argument de perte d’emplois ne tient pas non plus face à des groupes hautement mobiles auxquels peu d’emplois sont liés. Plus la Suisse abandonnera rapidement cette course fiscale vers le bas, mieux ce sera pour tous, conclut Alliance Sud. (cath.ch/mp)
Alliance Sud: Projet fiscal 17: en avant vers le passé, Berne, 2018