«Humanae vitae»: un feuilleton à rebondissements
Dans l’histoire contemporaine de l’Eglise catholique, rares sont les écrits pontificaux à avoir suscité une telle controverse qu’Humanae vitae, promulguée il y a cinquante ans, le 25 juillet 1968. D’autant que Paul VI a publié ce document contre l’avis de nombreux experts mandatés pour le conseiller. Retour sur un processus de réflexion étonnant.
La lettre encyclique de Paul VI est relativement courte, mais elle fait l’effet d’une bombe en ce mois de juillet 1968. Le fondement de la réflexion du pape se trouve au chapitre 12: il est question d’un «lien indissoluble (…) entre les deux significations de l’acte conjugal: union et procréation». Or, puisque ce lien est voulu par Dieu, selon Paul VI, l’homme ne peut le rompre. D’où la conséquence logique: toute action qui se proposerait de «rendre impossible la procréation» est à exclure. Et le pape d’insister: «un acte conjugal rendu volontairement infécond» est «intrinsèquement déshonnête».
Le document est promulgué dans une société en pleine mutation. La pilule a été commercialisée huit ans plus tôt aux Etats-Unis et se répand dans le monde entier. Elle est sur toutes les lèvres sans être pour autant explicitement mentionnée dans l’encyclique. Toutefois, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’elle est estampillée «intrinsèquement déshonnête» par l’Église catholique.
Une commission pour conseiller le pape
Stupeur parmi les fidèles et au-delà. D’autant que Paul VI s’inscrit en porte-à-faux par rapport aux conclusions d’une commission pontificale composée de théologiens et d’experts qui s’est penchée sur la question durant trois ans, de 1963 à 1966. Pour comprendre l’étonnement suscité par l’encyclique, il faut revenir aux travaux de cette «Commission pontificale pour l’étude des problèmes de la population, de la famille et de la natalité», chargée de conseiller le pape sur ces questions difficiles.
Nous sommes à la fin du mois d’avril 1963. Jean XXIII est déjà bien malade – il mourra le 3 juin. Parmi ses dernières interventions, il mandate son secrétaire d’Etat afin de mettre sur pied un groupe d’experts chargé de procéder à un examen attentif de la question démographique sous ses divers aspects – médicaux, moraux, sociaux, économiques ou encore statistiques. En ligne de mire: la conférence mondiale sur les problèmes démographiques organisée par les Nations Unies et l’OMS en avril 1964 à New Delhi.
Quid de la «pilule stérilisante»?
Six experts sont nommés, trois clercs et trois laïcs. Parmi eux, le dominicain suisse Henri de Riedmatten. La première réunion du groupe qui deviendra la Commission pontificale se tient à Louvain, en octobre 1963. Elle se conclut par un rapport soulignant l’efficacité et la valeur morale de la continence périodique. Quant à la «pilule stérilisante», la question mériterait un examen moral plus approfondi.
Paul VI voyait dans l’autorisation de la contraception une rupture dans la Tradition de l’Eglise catholique.
Une année plus tard, Paul VI succède à Jean XXIII sur le trône de Pierre. Il suit avec attention les travaux de ce groupe d’experts et ne cesse d’y inclure de nouveaux membres. En 1964, deux sessions ont lieu en avril et en juin avec sept nouveaux venus. Parmi eux, deux théologiens moralistes vont amener de nouvelles perspectives. Le Belge Pierre de Locht et le rédemptoriste allemand Bernhard Häring sont les premiers à jeter un regard positif sur de nouveaux moyens de contraception.
Les «échecs» de la méthode naturelle
Paul VI cherche dès lors le compromis et ajoute à la commission une quarantaine de nouveaux membres. Parmi eux, le dominicain français Marie-Michel Labourdette, poids lourd de la théologie thomiste, quatre médecins et trois couples. Le pape rend public l’existence de cette commission et affirme que les règles de Pie XII condamnant la contraception restent en vigueur «jusqu’à présent».
Les déclarations de Paul VI ont un effet considérable. D’abord, pour l’opinion publique, y compris les catholiques, il paraît évident que la décision du pape ne serait pas solitaire, et surtout pas contraire à l’avis donné par le Commission pontificale.
Dès l’été 64, le débat envahit les médias et divise la presse catholique. La France catholique défend la morale traditionnelle alors que les Informations catholiques internationales donnent la parole aux partisans de la réforme.
La quatrième et avant-dernière session se déroule sous le feu des projecteurs du 25 au 28 mars 1965 à Rome. Durant ces trois jours de réflexion, le témoignage de Pat et Patty Crowley, représentant un mouvement familial américain marque les consciences. A travers de nombreux témoignages, tous deux soulignent les échecs des méthodes de régulation naturelle des naissances, acceptées par l’Eglise. Des témoignages qui «mettent en doute la possibilité de répondre par ce moyen licite aux besoins du monde moderne et particulièrement du couple catholique quant à la régulation des naissances», conclut un autre membre de la commission pontificale, le docteur Bertolus. Le Père Labourdette lui-même se déclare «impressionné par les raisons graves qui demandent des directives nouvelles».
«Licite!»
18 avril 1966. La session finale de la commission débute avec seize nouveaux membres, cardinaux ou évêques, chargés de superviser le travail des experts et théologiens. La session dure plus de trois mois. L’évolution en faveur d’une modification de la doctrine du magistère s’accentue dès les premières semaines. On estime l’enseignement traditionnel réformable. Pour le camp novateur, le ralliement du Père Labourdette apporte la caution d’un thomiste et une interprétation de la loi naturelle qui n’exclut pas l’intervention humaine dans la maîtrise de la fécondité.
Au terme de la session, le 24 juin, les seize évêques et cardinaux sont appelés à répondre à la question suivante: «l’illicéité intrinsèque de toute interventions contraceptive est-elle certaine?» Neuf non, trois oui et trois abstentions. Quinze se sont exprimés, sauf l’archevêque de Cracovie, un certain Karol Wojtyla, qui n’a pas reçu des autorités polonaises l’autorisation de se rendre à Rome.
Le texte final de la commission est remis à Paul VI le 28 juin 1966 par son vice-président, l’archevêque de Munich, le cardinal Döpfner. Il précise en outre que «la licéité de l’intervention contraceptive (…) peut être affirmée dans la continuité avec la Tradition et les déclarations du Magistère suprême».
Le vent tourne
Les mois passent et Paul VI reste relativement silencieux. Humanae vitae sera publiée deux ans après la remise du rapport. Ce qui s’est passé à Rome durant cette période reste flou. Un fait est certain, selon Martine Sevegrand, auteure de La sexualité, une affaire d’Eglise? (2013): le cardinal Wojtyla a joué un rôle important dans la rédaction de l’encyclique. Il est d’ailleurs «le dernier évêque qui, de passage à Rome, fut consulté par Paul VI avant la publication d’Humanae vitae«.
Pourquoi Paul VI n’a-t-il pas tenu compte de l’avis de la commission pontificale, désavouant par là-même pratiquement tous les experts et une forte majorité d’évêques? Pour Martine Sevegrand, Paul VI voyait dans l’autorisation de la contraception une rupture dans la Tradition de l’Eglise catholique.
Rupture dans la Tradition?
Le magistère de l’Eglise catholique s’est en effet déjà exprimé sur la question de la contraception. En 1930, Pie XI publiait l’encyclique Casti connubii, en français «chaste union», sur le «sens authentique du mariage chrétien». Elle rappelle que «la fin première du mariage, c’est la procréation des enfants et leur éducation» et précise, en citant saint Augustin, que «l’acte conjugal devient illicite et honteux dès lors que la conception de l’enfant y est évitée.»
La commission n’avait pas omis de souligner qu’une modification de doctrine n’était pas une rupture dans la réflexion de l’Eglise. Pour ce faire, elle avait souligné la nouveauté de la situation historique. Mutation sociale du mariage, diminution de la mortalité infantile, nouvelles connaissances biologiques: autant d’arguments qui appelaient à «une vue meilleure, plus profonde et plus droite du motif de la vie et de l’acte conjugal».
Enfin, les théologiens affirmaient que «le Magistère lui-même est en évolution» et replaçaient Casti connubii dans un mouvement de maturation progressive. Un dernier argument qui n’a pas convaincu Paul VI, selon Martine Sevegrand. La minorité favorable à l’interdiction de la contraception de la commission pontificale relevait en effet «qu’entre 1816 et 1929, le Saint-Siège a, pour la Curie romaine, répondu 19 fois sur le sujet; à peu près autant de fois ensuite. Le substrat implicite de ces réponses a toujours été: la contraception est toujours gravement mauvaise».
«A coup sûr, écrit encore Martine Sevegrand, la minorité conservatrice a su trouver les arguments capables de convaincre Paul VI. Si Pie XI s’était trompé en 1930, cela voulait dire que l’assistance du Saint-Esprit lui avait fait défaut. Et cela conduirait à une réduction de la compétence du magistère dans presque toutes les matières morales et dogmatiques».
Cinquante ans plus tard, François ne rompt pas la Tradition. En janvier 2015, dans l’avion qui le ramenait de Manille, il rappelait que «l’ouverture à la vie est une condition du sacrement du mariage». Avec une nuance restée célèbre: «cela ne signifie pas que les chrétiens doivent faire des enfants en série. (…) Certains croient, excusez-moi du terme, que, pour être de bons catholiques, ils doivent être comme des lapins». Une manière imagée de remettre au goût du jour le concept de «paternité responsable» promu par Humanae vitae. (cath.ch/pp)