Tony Anatrella: Quand l'idéologie prend le pas sur un vrai questionnement
Soupçonné d’abus sexuels, le Père Tony Anatrella à été interdit de ministère, de confession, de toute activité thérapeutique et de toute intervention publique, par l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit, le 4 juillet 2018. Le Père dominicain Philippe Lefebvre a été un des premiers à avertir l’opinion publique, il y a plus de 12 ans, sur les dérives du prêtre psychanalyste.
Au delà des procédures en cours et de l’omerta dont a bénéficié le prêtre parisien, Philippe Lefebvre revient pour cath.ch sur les lacunes de la pensée de Tony Anatrella. Le professeur d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg s’étonne qu’il ait pu s’attirer un tel intérêt et un tel soutien dans le monde catholique.
Vos critiques envers Tony Anatrella étaient au départ de nature essentiellement intellectuelles. Elles ne portaient pas sur ses éventuelles dérives personnelles.
Philippe Lefebvre: Si je dis ce qu’une partie des catholiques veut entendre, cela suffit-il? Ne doit-on pas s’interroger sur les fondements réels. Cela a été ma première impression quand je me suis intéressé à Tony Anatrella. Par mon expérience de professeur, je suis habitué à voir si l’analyse d’un sujet ‘tient la route’, même si je ne connais pas forcément à fond ce sujet. Son livre le Règne de Narcisse et son article après la publication de l’Instruction du Vatican sur la vocation des personnes homosexuelles m’ont semblé tenir d’une réflexion peu fondée où l’idéologie prenait le pas sur un véritable questionnement.
Nous vivons dans un monde complexe. Quand on me dit, par exemple, que depuis quelques décennies tout va mal et que les homosexuels vont détruire la famille, je ne peux que répondre que nous avons connu, en Europe, au XXe siècle, la Première puis la Deuxième Guerre mondiale qui ont détruit pas mal de familles. Cela fait donc un petit moment que les choses vont mal! Et je ne parle pas de la décolonisation. Cette Europe qui se vante de ses racines chrétiennes pourrait y réfléchir.
Anatrella est le symbole d’un des malaises de l’Eglise de France. Il manque une culture du débat.
Selon vous, cette complexité manque chez Anatrella, d’autant plus lorsqu’il se mêle de théologie.
Dans son article sur l’Instruction, ce qui m’ennuie particulièrement est le va-et-vient continuel entre des concepts issus de la psychanalyse, une réflexion théologique chrétienne et finalement la réglementation des séminaires. C’est très curieux. La théorie freudienne sur les pulsions plus ou moins comprise peut-elle être directement importée dans un règlement de séminaire?
Le manque de référence à une anthropologie biblique chrétienne est une autre chose que vous dénoncez.
Dans la Bible, nous trouvons souvent des choses paradoxales, notamment en matière de sexualité et de famille. Il y a une tension constante entre la loi et la réalité. La définition de la loi biblique est dans son rapport avec la réalité. Parmi les dix commandements, l’un dit «tu honoreras ton père et ta mère», mais Dieu dit aussi et même beaucoup plus souvent: «Tu quitteras ton père et ta mère». Comment l’interpréter et agir? Il faut toujours réfléchir.
Toute une frange d’un certain catholicisme préfère souvent reprendre une parole biblique qui lui convient pour l’appliquer telle quelle, sans examiner le contexte, ce qui permettrait d’ouvrir le débat. A mon sens, c’est cela écouter la Parole de Dieu.
Les questions d’Anatrella restent néanmoins légitimes.
Mais cela dépend comment on les traite. Notamment celle de l’homosexualité. La définir en soi est déjà assez difficile. Par exemple l’idée qu’elle serait une problématique nouvelle est totalement fausse. Le monde ancien la connaît, même si elle n’a pas le même nom et que le contexte culturel est très différent.
L’épreuve des textes et l’épreuve de la réalité doivent transformer notre questionnement. Nos questions méritent elles-mêmes d’être repensées plus profondément en y intégrant de nouveaux aspects.
A vos yeux, Anatrella est finalement un scientiste. C’est-à-dire qu’il attend de la science, en l’occurrence la psychanalyse, la solution à tous les problèmes.
En utilisant Feud, il estime par exemple que pour une personne qui n’est pas au clair avec ses pulsions dans son jeune âge, c’est en quelque sorte ‘fini’ pour elle. Soit elle sera homosexuelle, soit elle sera hétérosexuelle. Or tout le message de la Bible est de dire l’inverse. Qu’avec l’Esprit de Dieu des choses impossibles deviennent possibles. Cette théologie de l’Esprit-Saint manque cruellement chez Anatrella. Dans le Nouveau Testament, une des phrases les plus souvent répétées est ‘ne les empêchez pas’. Au chapitre 8 des Actes des Apôtres, le diacre Philippe rencontre un eunuque éthiopien qui lui demande:»qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé?» Philippe ne fait pas d’objection, ni sur son état physique sur son origine, et il le baptise. L’Esprit permet de sortir des classifications. Le Peuple de Dieu est ainsi fait de bric et de broc.
Comment expliquez-vous qu’Anatrella bénéficie d’une aussi large audience chez les catholiques, dans le clergé, l’épiscopat et même à Rome?
Je peux me référer au proverbe «la fin justifie les moyens». Si Anatrella est labellisé comme expert, soutenu par un certain nombre d’évêques et qu’il dit, en quelques mots bien sentis, ce que je pense, je n’ai pas besoin d’aller plus loin. La plupart des gens retiendront uniquement de lui qu’il est contre les homosexuels et le mariage gay. Comme il est prêtre et psychanalyste, cette double caution leur suffira.
Je suis très étonné que les milieux conservateurs, qui ont une horreur fondamentale de la psychanalyse, soutiennent le psychanalyste Anatrella! On ne pense plus, on recherche simplement un label ou un tampon épiscopal. Chacun a parfaitement le droit d’être contre ceci ou cela, mais il faut être capable d’expliquer pourquoi et entrer dans la complexité des sujets.
Les partisans d’Anatrella soutiennent que même s’il s’est rendu coupable de dérives, cela n’invalide pas sa réflexion.
Cela m’indique un déni du réel. Nous tombons dans l’idéologie. Vous pouvez violer des personnes durant des séances de psychanalyse, cela n’a pas d’importance pourvu que vous apportiez «la vraie doctrine». Nous sommes là au coeur du problème. Rencontrer la réalité, voir ce que vivent les gens, ce qu’il sont, est absolument essentiel dans une vision chrétienne. Dans des associations de chrétiens homosexuels, que je côtoie, j’ai rencontré la sainteté, j’ai rencontré des gens qui réfléchissent sur leur situation, qui ne sont pas prêts à vivre ou à faire n’importe quoi.
C’est la question du discernement auquel se réfère très souvent le pape François.
C’est exactement cela. La Bible est remplie d’histoires de ce genre. «Vous n’accepterez pas d’étrangers en Israël, sauf quand il en faut!» Jésus rencontre le centurion romain et dit: ‘Je n’ai jamais rencontré une telle foi dans tout Israël’. On comprend que sa ‘carrière’ de messie n’a pas été très longue! L’épreuve du réel est requise quand on se mêle de penser et de réglementer les mœurs.
L’épreuve du réel, comme vous l’appelez, peut aussi se muer en relativisme.
Oui, c’est pour cela que le dialogue est nécessaire, fondé sur la parole de Dieu, la foi et la théologie . Ok pour la psychanalyse, si on veut, mais il faut la mettre en dialogue avec l’anthropologie biblique. C’est difficile. Et cela n’a rien à voir avec une tolérance un peu molle.
Dénoncer Anatrella à la fois dans sa pensée et ses comportements vous a valu beaucoup de critiques.
Anatrella est le symbole d’un des malaises de l’Eglise de France. Il manque une culture du débat. Après mes articles sur lui, j’ai reçu des lettres de menaces. C’est tout de même ennuyeux. Des sites conservateurs m’ont trainé dans la boue, en affichant ma photo avec la légende «wanted». Les chrétiens acceptent-ils de discuter sur la base d’arguments fondés? Toute la France catholique traditionnelle se réclame de Thomas d’Aquin. Mais précisément le philosophe discute, débat, cite la pensée grecque, mentionne les penseurs juifs et arabes. Il n’hésite pas non plus à remettre en cause la tradition qui n’est pas un petit magot d’idées auxquelles on ne peut pas toucher. (cath.ch/mp)