France: la profondeur de «la tentation radicale»
Une enquête menée auprès de 7000 lycéens français révèle la profondeur de «la tentation radicale» auprès d’une minorité de jeunes. L’adhésion de certains adolescents aux idées absolutistes est mise en lumière par les sociologues Anne Muxel et Olivier Galland.
La prise d’otages de Trèbes, près de Carcassonne, et la mort héroïque du gendarme Arnaud Beltrame, fin mars 2018, a confronté la France, une fois encore, à la mouvance islamiste extrémiste. Dans ce contexte, la parution de l’enquête du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) La tentation radicale (PUF, 464 pages) apporte des éclairages nouveaux sur la propension d’une minorité de jeunes à adhérer aux idées radicales.
Mené dans quatre territoires à dominante urbaine (Lille, région parisienne, Aix-Marseille et Dijon), le travail de sondage réalisé auprès de 7000 lycéens de 14 à 16 ans révèle un pays miné par des courants violents. Mais la tentation vers la radicalité, auscultée par les sociologues Anne Muxel et Olivier Galland, n’a pas uniquement un visage religieux.
Trois types de radicalité
«Nous avons pris en compte trois types de radicalité: religieuse, politique et culturelle, explique Olivier Galland dans Le Monde du 4 avril 2018. La radicalité religieuse concerne principalement les jeunes de confession musulmane. La radicalité politique touche un spectre plus large, notamment au travers de la diffusion d’une culture protestataire, et la radicalité culturelle, notamment dans le rapport à l’information et les théories du complot, concerne beaucoup de jeunes».
Cependant l’enquête met en lumière un constat, souvent établi: une minorité de jeunes adhèrent à un absolutisme religieux. Cependant, cet état n’est pas linéaire. La volonté de rupture, surtout de nature religieuse, tient certes aux croyances mais aussi au quartier d’origine, au rapport avec les forces de l’ordre, à l’acculturation de la violence.
Se moquer de la religion
Les réponses aux questions des enquêteurs valent le détour. Ainsi lorsqu’on interroge des lycéens sur la différence entre l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 et celui contre le Bataclan en novembre 2015, les jeunes répondent souvent: «Charlie Hebdo, ils l’ont un peu cherché…». Par contre les victimes de la salle de concert parisienne étaient choisies au hasard.
Il est ainsi reproché aux dessinateurs de Charlie d’avoir manqué de respect aux religions en publiant les caricatures du Prophète. «Se moquer de la religion, c’est comme si on s’attaquait à nous, à notre personnalité», dit un des jeunes. Car l’irrévérence envers la religion porte atteinte à l’estime de soi des croyants.
Ce grief du manque de respect peut entraîner chez certains jeunes un réflexe de rupture, notamment lorsque le niveau d’intégration scolaire est faible.
Jeunes tiraillés
Pourtant les adolescents interrogés sont tiraillés, comme tous les jeunes de leur âge, par des questions plus profondes: le rapport au savoir et à l’information, ainsi que l’intégration dans la société. L’enquête sur la radicalisation d’une minorité de jeunes est ainsi tempérée dans ses conclusions. Car tous les radicalisés ne passent pas à la violence et tous les jeunes violents n’ont pas forcément un soubassement croyant. D’où la question posée dans Le Monde par Patrick Simon, directeur de l’Institut national d’études démographiques: «Radicalisation programmée de l’islam ou islamisation opportuniste de la radicalité?». Pour le spécialiste, l’étude d’Anne Muxel et Olivier Galland n’aide pas à trancher entre les deux thèses.
Radicalisation de l’islam ou islamisation de la criminalité ?
La tentation radicale n’apporte en effet pas de réponse au débat qui agite la France: quelle est l’origine de la violence meurtrière qui a frappé le pays, de Charlie Hebdo au Bataclan et à Nice?
De fait, les réponses sont complexes. Depuis quelques mois, deux universitaires, Gilles Keppel et Olivier Roy, s’y distinguent, en s’opposant. Avec des explications antinomiques…
Pour Gilles Keppel, chercheur à Sciences-Po, l’émergence d’une frange islamiste violente (les frères Kouachi, Mohamed Merah) est en lien avec l’islam salafiste qui sévit dans les banlieues. A l’inverse, pour Olivier Roy, qui travaille à l’Institut universitaire européen à Florence (Italie), «il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité«. La violence apparue en France serait davantage l’expression de la «révolte générationnelle» de jeunes laissés pour compte que d’une islamisation rampante.
L’enquête d’Anne Muxel et Olivier Galland renvoie ces thèses dos à dos. En effet, il y a bien un malaise chez les lycéens musulmans interrogés, nourri par leurs expériences de stigmatisation ou de rapports délicats avec la police. Mais le sentiment de marginalisation est autant social que le résultat d’un travail de conquête de l’islamisme combattant. (cath.ch/ag/bl)