Olivier Guillard: «Le voyage du pape en Birmanie peut aider la démocratie»
«Le voyage du pape François en Birmanie est un beau geste, qui arrive au bon moment pour ce pays», affirme Olivier Guillard. Le politologue français estime que la visite apostolique du pontife au Myanmar et au Bangladesh, du 26 novembre au 2 décembre 2017, peut aider à la paix et à la transition démocratique dans ces pays.
Olivier Guillard est chercheur à l’Institut des relations internationales stratégiques (IRIS). Spécialiste de la politique asiatique, il se rend régulièrement sur ce continent, et en moyenne deux fois par an en Birmanie (actuel Myanmar), l’un des pays qu’il connaît le mieux. Cath.ch est allé le rencontrer à Paris pour bénéficier de son analyse sur les enjeux du prochain voyage du chef de l’Eglise catholique.
Pensez-vous que cette visite asiatique du pape soit une bonne idée?
Certainement. C’est un geste beau et courageux, qui fera sans nul doute du bien à la région. Le pape a choisi un très bon moment pour son voyage, en tout cas en ce qui concerne la Birmanie.
Pourquoi cela?
Parce que ce pays vit une période cruciale de son histoire. La crise dans l’Etat de l’Arakan semble se terminer. Le pouvoir de Naypyidaw (la capitale) doit redéfinir les relations avec les minorités ethniques. Le gouvernement est également en train d’œuvrer pour améliorer son intégration au sein de la communauté internationale. La visite du pape, une des personnalités les plus influentes de la planète, peut à mon sens contribuer à favoriser l’envie d’ouverture du peuple au monde et encourager le pouvoir à poursuivre dans cette voie. Le pape y gagnera certainement aussi en terme d’image.
«Les militaires birmans tirent pratiquement toutes les ficelles»
Ce déplacement est également important parce que la Birmanie est un pays «charnière» entre plusieurs mondes, l’Inde, la Chine et le sud-est asiatique. Ce qui s’y passe a un impact sur tout le continent.
On dit pourtant que la démocratie birmane est une façade et qu’en coulisse, l’armée garde la main sur tout…
C’est en grande partie vrai. Rien ne peut se faire dans ce pays sans les militaires, qui tirent pratiquement toutes les ficelles.
Néanmoins, les hauts gradés birmans ont la particularité d’être extrêmement pragmatiques. Leur but ultime est de conserver leurs prérogatives et leurs richesses. Mais ils ont tiré les leçons de ce qui s’est passé dans d’autres pays, notamment lors du «Printemps arabe», où des peuples se sont soulevés du jour au lendemain et ont renversé les dictateurs. Ils ne veulent pas finir ainsi. Ils ont donc décidé, depuis 6 ou 7 ans, d’engager le pays dans une transition démocratique. Un processus qu’ils comptent cependant contrôler et réaliser à leur rythme pour rester les maîtres du jeu.
«On ne sait pas exactement ce qui se passe en Arakan»
Mais quelles que soient les raisons pour lesquelles la démarche a été lancée, la démocratie a effectivement fait des progrès au Myanmar. Même si beaucoup reste à faire.
La visite du pape va donc profiter à l’armée?
Indirectement oui. Si ce n’était pas le cas, la visite n’aurait d’ailleurs pas eu lieu. Pour les militaires, c’est une occasion de montrer la volonté d’ouverture du Myanmar et de redorer l’image du pays, écornée par l’affaire des Rohingyas. Ceci dit, la venue du pontife, même si elle est instrumentalisée, pourra certainement attiser l’aspiration du peuple vers la démocratie.
Le pape a assuré vouloir apporter un message de paix. A-t-il des chances d’être entendu?
Le pape va certainement parler en faveur de la réconciliation nationale. Ce qui est une bonne chose. Cette dernière n’est en effet pas facile. Il y a plus de 130 groupes ethniques dans le pays. Celui des Birmans représente 70% de la population. Ils sont majoritairement bouddhistes et se considèrent comme les vrais habitants du pays. Ils entretiennent donc parfois des relations difficiles avec les autres ethnies et religions.
Des groupes ethniques, notamment dans les régions frontalières, sont en opposition armée au gouvernement. Le cas le plus grave est celui de l’Arakan, où des violences terribles se produisent entre l’armée birmane et des groupes musulmans. Même si actuellement les opérations sont censées être terminées et le calme revenu.
Sait-on exactement ce qui se passe dans l’Arakan?
Il serait faux de dire qu’on le sait exactement. La région a été bloquée et même les humanitaires ne peuvent y accéder. Mais j’éviterais d’avoir une lecture binaire de la situation. Probablement que l’armée a commis des exactions et qu’elle a sa responsabilité dans le départ de centaines de milliers de musulmans au Bangladesh voisin. Les militaires font à peu près ce qu’ils veulent.
«La marge de manœuvre d’Aung San Suu Kyi est extrêmement limitée»
Mais de l’autre côté, il est vrai qu’il y a parmi les Rohingyas des éléments islamistes radicaux, qui usent de violence, notamment contre les forces de l’ordre. Ces djihadistes ont recruté de force des milliers de villageois pour leurs attaques.
Les médias ont également tendance à avoir une lecture très partielle de la situation. Ils parlent beaucoup du sort des Rohingyas, qui est bien sûr tragique, mais passent souvent sous silence d’autres faits. C’est encore plus flagrant quant il s’agit des médias des pays arabes. Par exemple, un charnier de 53 personnes, dont des femmes et des enfants, a ainsi été découvert récemment dans un village d’hindouistes de l’Arakan. Je n’en ai vu aucun rapport dans les médias.
Aung San Suu Kyi a-t-elle eu tort de ne pas dénoncer les exactions commises contre les Rohingyas?
Beaucoup l’ont très sévèrement jugé pour son «inaction». Je ne la jugerais pas aussi durement. Je pense que sa marge de manœuvre est tout d’abord extrêmement limitée. A mon avis, elle n’approuve pas ce qui se passe dans l’Arakan. Mais pour elle, le dire serait signer son arrêt de mort politique. Et elle est consciente d’être un rouage essentiel de la transition démocratique. A mon sens, elle donne ainsi une priorité absolue à la survie de ce processus.
Le pape a promis de ne pas prononcer le terme «Rohingya», lors de sa visite. A-t-il raison, où est-ce un compromis diplomatique regrettable?
Il est certain que le terme «Rohingya» associe directement ce groupe à la région de l’Arakan. Or, la plupart des Birmans considèrent qu’ils ne sont que des réfugiés venus du Bangladesh. C’est une réalité, même si certaines familles sont arrivées il y a plusieurs générations. Ce qui est sûr, également, c’est que le pouvoir birman n’a jamais fait d’efforts pour les intégrer et qu’ils les ont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone.
«La visite du pape apportera du réconfort aux chrétiens»
Mais au vu de la sensibilité de ce terme en Birmanie, je pense qu’il est effectivement préférable que le pontife ne l’utilise pas. Cela pourrait braquer une grande partie de la population et nuire au message de paix qu’il veut avancer.
Mais ce besoin de paix concerne aussi d’autres ethnies que les Rohingyas…
Effectivement, il y a encore au moins 13 groupes ethniques dans le pays qui sont en conflit armé avec le gouvernement central. Ils ne revendiquent d’habitude pas l’indépendance, mais la mise en place d’un système de type fédéral, avec notamment la reconnaissance de leur spécificité culturelle.
La visite du pape peut-elle faire avancer un apaisement dans ces zones?
Comme je l’ai dit, le pape va certainement encourager un processus de réconciliation. Cela pourrait donc inciter ces peuples et le gouvernement à chercher des façons de régler leurs conflits. D’autant plus que dans certaines de ces ethnies, comme les Kachins ou les Karens, les chrétiens sont nombreux. La visite du pape leur apportera quoiqu’il en soit du réconfort face à leur situation difficile.
D’un autre côté, l’armée, contrairement au gouvernement civil, n’a pas intérêt à une pacification du pays. Surtout parce que la persistance des tensions lui permet de justifier le maintien de troupes largement disproportionnées par rapport aux besoins de défense de la nation et ainsi de conserver son pouvoir.
«Le pape pourrait faciliter le rapprochement entre le Bangladesh et la Birmanie»
Les régions disputées en question ont aussi souvent une grande importance stratégique et économique. Les autorités centrales ne sont pas prêtes à abandonner leurs prérogatives sur ces territoires. J’ai donc des attentes très limitées quant à une possibilité de réel changement dans ces dossiers.
Si j’étais un conseiller du pape, je lui dirais d’envoyer un message clair de soutien aux minorités ethniques et religieuses. Mais je l’aviserais aussi de ne pas trop insister sur ce point, parce que le fait de froisser les militaires et d’aller contre leurs intérêts pourrait provoquer un «retour de bâton» contre ces peuples.
Le pape se rendra aussi au Bangladesh. Cela est-il judicieux?
Absolument. Le fait est que près de 400’000 Rohingyas se sont réfugiés dans le pays. Cela a passablement aggravé les relations déjà tendues avec la Birmanie. La visite du pape dans les deux Etats pourrait faciliter l’apaisement et le rapprochement entre les deux pays. Un mouvement qui va dans le sens de l’action actuelle de la communauté internationale. Sous le feu des projecteurs, ils doivent au moins faire mine de chercher un règlement.
Quel devrait être l’enjeu de la visite papale dans ce pays?
La situation du Bangladesh est assez différente de celle de la Birmanie. C’est un pays à forte majorité musulmane, où les chrétiens sont une toute petite minorité. Donc, outre esquisser un «pont» avec la Birmanie, le principal objectif du pape devrait être de soutenir les chrétiens du pays. D’autant plus qu’ils subissent beaucoup de pression, dans une société où le radicalisme islamique est très présent.
Vous avez de nombreux contacts dans ces pays. Comment les habitants voient cette visite?
Je ne pourrais pas le dire en ce qui concerne le Bangladesh. Mais je sais que les Birmans attendent l’arrivée de François avec beaucoup de fierté et d’espoir. A l’exception peut-être de certains bouddhistes ultranationalistes, qui se montrent très intolérants avec les autres religions. Mais l’immense majorité des Birmans sont heureux d’accueillir un personnage d’une telle stature. Ils ont le sentiment d’être moins isolés du monde, de participer à quelque chose de global. On peut juste souhaiter qu’ils transposent cette aspiration à l’universalité au contexte de leur pays. (cath.ch/rz)