Odeur de soufre sur la franc-maçonnerie: le Musée d’Histoire de Berne veut la dissiper
Il plane encore, dans certains milieux, une odeur de soufre sur la franc-maçonnerie, née à Londres il y a exactement 300 ans. Du 15 juin au 3 septembre 2017, avec l’exposition Top Secret – Les francs-maçons, le Musée d’Histoire de Berne, en collaboration avec la loge bernoise L’Espérance, tente de dissiper les préjugés tenaces contre cette société longtemps soupçonnée de menées secrètes.
L’exposition ouvre ainsi une fenêtre sur un monde étrange qui compterait six millions de membres dans le monde, dont près de 4’000 en Suisse dans 86 loges rattachées à la Grande Loge Alpina, l’association faîtière des loges maçonniques en Suisse. Une quarantaine d’autres loges, plus libérales, dont certaines sont mixtes ou féminines, comptent près d’un millier de membres.
Un univers nimbé de secret
Un univers nimbé de secret, qui suscite de nombreuses rumeurs conspirationnistes, notamment celles de vouloir dominer le monde ou de détruire l’Eglise catholique. Il suffit de songer au roman de Dan Brown, «Anges et Démons», sur les Illuminati, une société qui a bel et bien existé, bien que durant une brève période, au XVIIIe siècle, notamment en Allemagne, où elle luttait pour des réformes sociales et religieuses.
Le 24 juin 1717, quatre loges maçonniques de Londres se regroupèrent en une Grande Loge Unie. La franc-maçonnerie eut ainsi pour la première fois une structure tangible et se diffusa dans le monde entier en l’espace de trois siècles. L’exposition, très didactique, traite de l’origine de la franc-maçonnerie au siècle des Lumières, de la promotion du libéralisme par les francs-maçons au cours du 19ème siècle et de la persécution par les fascistes italiens et les nationaux-socialistes allemands au 20ème siècle, qui ont durement réprimé ceux qu’ils dénigraient comme «milieux judéo-maçonniques».
Admirateurs de Mussolini, les frontistes suisses, emmenés par le colonel Arthur Fonjallaz (1875-1944), lancèrent en 1934 l’initiative «contre la tyrannie maçonnique», qui fut largement rejetée par le peuple et les cantons en novembre 1937.
Durant le XVIIIe siècle, appelé communément le «Siècle des Lumières» – mouvement culturel, philosophique, littéraire et intellectuel contre les oppressions religieuses et politiques -, les francs-maçons se sont véritablement profilés, avec des personnalités comme Voltaire, l’un des auteurs les plus influents des Lumières, ou encore La Fayette et Montesquieu.
Les francs-maçons ont notamment joué un rôle déterminant dans la fondation des Etats-Unis. Ainsi George Washington, l’un des pères fondateurs de l’Etat américain, fut un franc-maçon, tout comme en 1848 en Suisse les conseillers fédéraux Jonas Furrer, Henri Druey et Stefano Franscini. Membre de la Loge Akazia de Winterthur, Furrer (1805-1861) fut nommé Grand Orateur de la Grande Loge Suisse Alpina en 1844 avant de devenir, quatre années plus tard, le premier président de la Confédération helvétique. Le peintre suisse originaire des Grisons Augusto Giacometti (1877-1947) fut initié en 1919 à Zurich.
Vénération du «Grand Architecte de l’Univers»
Différents tableaux présentent les «commandements maçonniques», le fait que les francs-maçons sont invités à vénérer le «Grand Architecte de l’Univers», nom choisi pour désigner Dieu. Cette injonction figure en tête de ces commandements «fortement inspirés des principes de la morale chrétienne». La Grande Loge Unie d’Angleterre, «gardienne de la franc-maçonnerie ‘régulière’», oblige tous les membres qui y sont rattachés à confesser leur foi en un être supérieur. Dans la tradition anglaise, une Bible figure dans chaque cérémonie, posée sur l’autel. Elle est ouverte au début de l’Evangile de Jean. Sur la Bible ouverte sont posés les deux principaux symboles maçonniques: l’équerre et le compas. Sur les armes de la Grande Loge suisse Alpina figurent l’équerre, le compas et la Bible.
On apprend par contre que «par respect envers d’autres croyances», le Grand Orient ne se sert pas de la Bible, car les francs-maçons français «ont de la peine à faire usage d’un livre spécifiquement chrétien». Ainsi, lors de leurs cérémonies, ils déposent un livre aux pages blanches… L’exposition relève que c’est cet usage qui a amené à la rupture définitive avec la Grande Loge d’Angleterre en 1913.
Les mystères ne sont pas tous dévoilés
Tout au long de l’exposition, qui ne dévoile pas tous les mystères de cette confrérie discrète si ce n’est secrète, le visiteur en découvre peu à peu les coulisses, ses signes et ses symboles, notamment l’équerre et le compas, empruntés au métier de bâtisseur, et représentant la justice et la bienveillance envers le genre humain. Il passe devant le «cabinet de réflexion», représenté par un crâne et une chandelle, où le candidat qui veut devenir franc-maçon passe un moment pour méditer sur sa nature de mortel et sur les motifs qui l’amènent à vouloir devenir un frère, raisons qu’il doit ensuite coucher par écrit.
Au cœur de la loge se trouve le temple, lieu où se déroulent les cérémonies. Avant de pénétrer dans cet endroit ordinairement réservé aux initiés, le visiteur contemple dans une vitrine une maquette du Temple de Salomon, d’après le modèle décrit dans l’Ancien Testament.
En effet, nombre de rites maçonniques se fondent sur des légendes entourant le Temple. Etape suivante: il entre dans une réplique fidèle du temple de la Loge zur Hoffnung (L’Espérance), la plus ancienne loge de Berne, fondée en 1803. Cette loge grandeur nature, de couleur bleue, symbolisant la fidélité, nous fait pénétrer au cœur du rituel d’initiation d’un candidat. Dans des interviews, des membres de la loge L’Espérance de Berne parlent de l’idée qu’ils se font de la franc-maçonnerie et du franc-maçon, avec le travail sur soi qu’implique cet engagement.
Rapports conflictuels avec l’Eglise catholique
L’exposition mentionne, à l’ère des Lumières, le fait que pour l’Eglise catholique, «la tolérance maçonnique est une menace» et qu’en Europe méridionale surtout, «l’Inquisition s’acharne contre les francs-maçons». Une illustration montre la torture par l’Inquisition portugaise, en 1744, de Jean Coustos, lapidaire (tailleur de pierres, précieuses ou fines) né à Berne de parents huguenots et installé au Portugal, où il sera condamné au bagne pour son appartenance à la franc-maçonnerie.
Elle n’aborde cependant pas les condamnations papales systématiques, la visant depuis plus de deux siècles, à commencer par la bulle pontificale «In eminenti apostolatus specula», émise le 28 avril 1738 par Clément XII. Cette bulle prononçait à l’encontre des catholiques appartenant aux loges une excommunication latae sententiae (»par la seule disposition du droit»). Cette condamnation fut la première d’une longue série: pratiquement tous les successeurs de Clément XII l’ont reformulée.
Au cours des siècles, on reproche tour à tour à la franc-maçonnerie son goût du secret – les frères doivent aujourd’hui encore respecter de façon absolue le secret maçonnique, un des éléments essentiels de l’initiation en franc-maçonnerie – son caractère «complotiste», et plus récemment son relativisme. L’Eglise n’a de cesse de condamner cette «religion de substitution», qu’elle a longtemps qualifiée de secte.
Excommunication latae sententiae
Dans le Code de droit canon de 1917, la peine prévue pour les fidèles appartenant à la franc-maçonnerie (canon 2335) était l’excommunication latae sententiae. Le canon 1374, dans le Code de droit canonique de 1983, ne la mentionne plus, mais prévoit simplement une juste peine pour celui qui «s’inscrit à une association qui conspire contre l’Eglise», et l’interdit (privation de sacrements, de participation aux offices divins, et d’une sépulture en terre consacrée) pour les dirigeants. La «Déclaration sur l’incompatibilité entre l’appartenance à l’Eglise et la franc-maçonnerie», faite le 26 novembre 1983 par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, précise toutefois que «le jugement négatif de l’Eglise sur les associations maçonniques demeure inchangé, parce que leurs principes ont toujours été considérés comme inconciliables avec la doctrine de l’Eglise, et l’inscription à ces associations reste interdite par l’Eglise».
Ainsi, précise le document signé par son préfet d’alors, le cardinal Joseph Ratzinger, avec l’approbation du pape Jean Paul II, «les fidèles qui appartiennent aux associations maçonniques sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion».
Constatant que la spiritualité des francs-maçons face aux différentes religions est, de manière générale, apaisée, et que l’Eglise catholique, depuis Vatican II et notamment depuis le pape François, s’est engagée dans le dialogue avec les autres familles de pensée, y compris avec des groupes d’incroyants, de nombreuses voix plaident pour une plus grande ouverture à leur égard. (cath.ch/be)