Les abbés Jacques Rime et Bernard Schübiger se sont penchés sur la haute figure de Nicolas de Flüe (photo Maurice Page)
Suisse

Nicolas de Flüe: l'homme, le médiateur, le mystique

Le jubilé des 600 ans de la naissance de Nicolas de Flüe offre l’occasion de renouveler la vision sur la vie et l’œuvre de l’ermite du Ranft. Un nouveau livre, présenté le 28 avril 2017 à Fribourg, offre un série d’éclairages sur la personnalité et la postérité du saint patron de la Suisse. Rencontre avec les abbés Bernard Schubiger et Jacques Rime qui ont assuré la relecture de l’édition française. Pour eux, Nicolas n’est pas seulement le héros d’un temps fort lointain, mais un homme très moderne sous bien des aspects.

Pourquoi ce nouvel ouvrage sur Nicolas de Flüe?
Jacques Rime:
Il s’agit de l’adaptation française de l’ouvrage collectif commémoratif édité en allemand à l’occasion du 600e anniversaire de la naissance de Nicolas de Flüe. Dès le départ le projet devait se faire dans les trois langues nationales: allemand, français et italien. Pour l’édition francophone, il s’agit des contributions écrites en français et du texte de base de Roland Gröbli, auteur de la biographie de Frère Nicolas. Nous en avons été les relecteurs. Il a fallu surtout revoir les traductions qui n’étaient pas toujours très élégantes ni même fiables.

Bernard Schubiger: L’apport spécifique de la version romande est finalement surtout son illustration. Chaque chapitre a au moins une belle photo en couleur, ce qui rend le livre plus agréable. Le texte complet se limite à 130 pages, alors que la version alémanique en compte le triple. Néanmoins nous avons douze contributions très variées qui illustrent bien la vie, l’œuvre et la postérité du patron de la Suisse. Le styles sont aussi très différents, biographie, analyse, témoignages, réflexions politique ou spirituelle.

Le livre tient aussi à donner toute sa place à Dorothée, la femme de Nicolas. Le couple figure d’ailleurs sur la page de couverture.
BS: Même si on sait assez peu de choses sur elle, on a tout de même quelques témoignages. Dans l’historiographie, elle a souvent été oubliée ou mal comprise. Jusqu’au XVIIe siècle, elle est celle qui se sacrifie, alors qu’aujourd’hui on la présente comme une partenaire qui joue un rôle déterminant dans l’évolution de la vocation de Nicolas. Les auteurs anciens considéraient aussi que Nicolas s’était uniquement marié par nécessité et par devoir. A cette époque la seule vocation reconnue et valable pour la sainteté était la vie religieuse dans le célibat. Je pense aussi que c’est une des raisons pour lesquelles la béatification a tant tardé, car Nicolas n’était qu’un simple laïc qui plus est marié.

Les abbés Jacques Rime et Bernard Schübiger se sont penchés sur la haute figure de Nicolas de Flüe (photo Maurice Page)

Nicolas de Flüe a vécu il y a 600 ans. En quoi sa vie et son exemple peuvent-ils apporter quelque chose à nos contemporains?
BS:
J’aime résumer la vie de Nicolas en trois étapes. De l’enfance et de la jeunesse jusqu’à 30 ans, l’âge où il se marie, constitue la première étape. Il y a ensuite 20 ans de vie familiale avec 10 enfants. Puis la rupture, comme il l’appelle lui-même, le 22 octobre 1467, le jour de la Saint-Gall. Il part d’abord en direction de Liestal avant de rentrer et de s’établir comme ermite au Ranft, non loin de sa maison familiale. Il y reste 20 ans sans boire ni manger, ce qui impressionne beaucoup ses contemporains.

Dans chacune de ses étapes, on trouve des moments-clés. Un des premiers est, à l’âge de 16 ans, la vision d’une tour élevée dans la vallée du Ranft. On pourrait penser qu’il aurait dû comprendre immédiatement que sa vocation était là au Ranft. Mais il lui a fallu 34 ans pour réaliser ce que Dieu lui disait et qu’il ne comprenait pas du tout. C’est tranquillisant de constater qu’il faut parfois beaucoup de temps pour trouver vraiment sa voie. Son évolution spirituelle et personnelle est lente et longue.

JR: On peut en dire autant de son fameux jeûne. Il n’a pas commencé subitement mais le pratique depuis sa jeunesse. Il en est de même de la prière. On raconte que quand il était enfant, il aimait déjà se retirer à l’écart pour prier.

A y regarder de plus près, on sent donc un homme en recherche constante de sa voie.
JR: Son parcours de vie est somme toute complexe et sinueux. Dès sa jeunesse Nicolas est un «Aussteiger» un être à part. Il voyage, il est soldat et ne se stabilise dans le mariage qu’à l’âge de 30 ans. Pour décrire son parcours, j’aime bien évoquer les sinuosités d’un ruisseau que l’on découvre sous la neige dans un vallon d’Obwald.

Cette distance ne l’empêche pas d’avoir un rôle social important. Nicolas est un homme engagé dans sa famille, dans la société.
BS: Il siège au Conseil d’Obwald, où il a aussi des fonctions de juge. Pour certains, c’est là qu’il aurait été dégoûté par un certain nombre d’injustices. On pourrait dire qu’il a tout fait à fond son enfance, sa vie familiale et sa vie d’ermite. Il n’a jamais fait les choses à moitié.

JR: Au plan local en tant que magistrat, Nicolas se trouve à plusieurs reprises confronté à des curés indignes qui surchargent les populations de dîmes et mènent une vie dissolue. Il défend alors les communautés contre les prélats. Ces curés titulaires confient la pastorale à des vicaires ‘mercenaires’ souvent peu formés et guère exemplaires, avec un concubinage assez généralisé.

A un moment donné, cette vie familiale et sociale ne le comble plus.
JR:
Nicolas vit aussi la dépression à fond. Deux ans avant de quitter sa famille, il décrit déjà son malaise profond. Il avoue que même la compagnie de sa femme et de sa famille lui est pénible. En ce sens, on peut penser que sa femme elle-même lui a conseillé de partir. A ce moment, il ne voit plus de solution. Il vit en famille, mais ne vient pas à la table familiale, se cache pour prier et méditer. C’est une situation anormale. Il ne faut pas avoir une vision trop mélodramatique de ses adieux. En outre, pour Roland Gröbli, les grands enfants de Nicolas n’étaient pas forcément mécontents de voir partir leur père. Ils pouvaient ainsi acquérir leur autonomie et devenir les responsables du domaine.

Les fidèles du diocèse de Sion en pèlerinage au Ranft (Photo: Véronique Denis)

BS: Après son départ de la maison, il prend la direction de Bâle. Arrivé à Liestal, une série d’événements et de visions lui font comprendre qu’il doit retourner chez lui. Ce qu’il fait, mais il n’ose pas se présenter à sa famille et se retire dans un alpage à une heure du village. Lorsqu’il s’agit de lui construire un ermitage au Ranft, à guère plus de 300 mètres de sa maison, sa famille n’est pas très enthousiaste. Elle craint que s’il revient à domicile, elle se voit obligée de rembourser les frais de construction.

Comme ermite Nicolas passe l’essentiel de son temps dans la prière et la méditation.
BS:
Par rapport à aujourd’hui, on peut souligner que Nicolas est un mystique de l’expérience et non pas du chapeau. Ce n’est pas la recherche intellectuelle qui le conduit à Dieu, mais la médiation dans sa vie quotidienne. Il est proche de l’imitation de Jésus-Christ, de la devotio moderna. On sait d’ailleurs qu’il en a eu connaissance par son confesseur, le curé de Kerns et son ami le curé de Kriens, Heini am Grund. Il est aussi en contact avec les moniales d’Engelberg reconnu à l’époque comme un haut-lieu mystique.

Nicolas ne sait pourtant ni lire ni écrire.
BS: Pour Nicolas, le langage des images et les visions sont des voies privilégiées pour la rencontre avec Dieu. C’est très parlant pour notre époque totalement saturée d’images. Le langage des images de Nicolas n’est évidemment pas le nôtre. Il faut le décoder. Il est d’ailleurs un peu regrettable qu’il n’existe pratiquement pas d’ouvrages consacrés exclusivement à cette question.

Le centre du tableau de méditation de Frère Nicolas (photo Bernard Schubiger)

JR: Roland Gröbli dit que l’image de la roue sur le tableau de Nicolas de Flüe est finalement une représentation très moderne. Dieu y est vu comme une dynamique, le fidèle est pris dans cette relation de la Trinité. Avec les rayons qui partent et qui convergent vers le centre, c’est comme si la création tout entière était inclue dans la Trinité.

BS: Sa fameuse prière «Mein Herr un mein Gott…» résume en trois phrases toute la vie chrétienne. Elle a eu une postérité exceptionnelle. Selon les statistiques de la société de droits d’auteur Suiza, elle est encore aujourd’hui la prière la plus chantée en Suisse alémanique aussi bien chez les protestants que chez les catholiques. Reprise dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (no 266), elle y côtoie celle de Thérèse d’Avila «Nada te turbe» (que rien ne te trouble…).

Dans son ermitage, beaucoup de gens viennent vers lui, pas seulement pour des conseils spirituels mais aussi humains et matériels.
BS: On voit chez lui des représentants des villes de Berne, Lucerne, Constance ou Milan qui recherchent des conseils bien concrets sur la politique de leur cité. Nicolas y répond toujours. La lettre au Bernois contient à la fois des affirmations théologiques profondes comme «Dieu est la paix» et des conseils très concrets comme «occupez-vous des pauvres et des orphelins». En termes modernes c’est dire: «Veillez à la paix sociale si vous voulez préserver la paix civile.»

JR: Dans les conseils qu’il donne, Nicolas ne fait pas de théorie. Il écoute et pose des questions. Il insiste beaucoup sur l’obéissance, comprise d’abord comme l’écoute mutuelle. C’est un homme sage, un ‘starets’ des Alpes pour emprunter ce terme à l’Eglise orthodoxe. Il a des paroles très courtes, mais qui frappent au bon endroit.

BS: Lors du convenant de Stans, à fin 1481, ce n’est probablement pas tant ce qu’il a fait dire, mais le fait que c’est lui qui l’ait dit  qui importe le plus. Il était alors déjà considéré comme un saint homme dont il fallait écouter les conseils avisés.

De fait, Nicolas vit dans une époque troublée et turbulente, un peu comme la nôtre.
JR:
De nombreux conflits agitent les cantons suisses et leurs voisins avec des épisodes de batailles sanglantes. L’histoire a gardé le souvenir de l’expédition de la «Folle vie», en 1477, où des bandes de jeunes de Suisse centrale terrorisent par leurs brigandages et leurs pillages les cités du plateau pour aller exiger de la ville de Genève, le paiement des réparations des batailles de Grandson, Morat et Nancy.

Nicolas a donc aussi quelque chose à nous dire de la réconciliation.
BS: S’il a été un homme de paix, c’est d’abord parce qu’il est réconcilié en tout, avec lui-même, avec Dieu et avec les autres. Lorsque l’on est réconcilié avec soi-même, on n’a plus besoin d’extérioriser sa violence et sa colère. C’est ce qu’exprime le mot allemand ‘Mittler’ utilisé pour qualifier Nicolas. Il est difficile à traduire, on pourrait dire un homme ‘centré’. Cette expression renvoie à sa fameuse image de méditation d’une roue qui tourne autour d’un axe. Dieu est le centre et ce centre est en nous. Cette découverte me semble très actuelle. C’est plus une expérience qu’une théorie. Beaucoup de visiteurs viennent au Ranft pour cela.

Le Ranft est à la fois tout proche de la maison de Nicolas et à l’écart.
JR : C’est très symbolique, d’autant plus qu’étymologiquement Ranft veut dire bordure. Ce que fait Nicolas est une expérience ‘limite’. Pour aller au Ranft, il faut descendre, opérer une rupture. Il n’est évidemment pas donné à tous de refaire ce que Nicolas a fait, mais tout le monde peut s’en inspirer. C’est le message des ermites, dans un rapport à la fois d’extériorité et de proximité. (cath.ch/mp)

Les 600 ans de Nicolas de Flue, l’homme, le médiateur, le mystique, Editions du Parvis Hauteville, 2017, 128p. 16.– CHF

Les abbés Jacques Rime et Bernard Schübiger se sont penchés sur la haute figure de Nicolas de Flüe (photo Maurice Page)
28 avril 2017 | 08:08
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 8  min.
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