Pour l'abbé Adalric Jatsa, l'Africain est toujours en attente, ce qui révèle son côté fondamentalement optimiste. (Photo: Grégory Roth)
Suisse

Le concept des «non-encore-nés» en Afrique

Le concept des «non-encore-nés» marque profondément la spiritualité africaine. Mettant en lumière l’espérance de la communauté, cette dimension prend en considération les êtres à venir, sans se réduire uniquement aux êtres déjà conçus que sont les embryons. Un prêtre camerounais, en service en Gruyère, l’abbé Adalric Jatsa, leur a consacré un ouvrage.

L’abbé Adalric Felix Fidèle Jatsa a exploré «la place des ‘non-encore-nés’ dans la communauté africaine». La récente publication de son travail de doctorat interpelle. Elle décrit un aspect de l’espérance africaine tridimensionnelle, composée des vivants, des morts et… des «non-encore-nés». Cette conception est étonnante pour un esprit occidental, mais elle mérite le détour.

Un concept qui suscite l’intérêt

Les «non-encore-nés» sont plus que des êtres «attendus». Ils ne représentent pas d’accord une catégorie d’êtres, mais une dimension de la vie. Une attente de l’avènement dans l’aujourd’hui de la communauté. Ce qui n’est pas encore. «C’est en quelque sorte l’anticipation active du futur dans la vie au présent, explique l’abbé Adalric Jatsa. Un aspect de cette conviction – espérance –  est que, de cet univers viendront des personnes pour vivifier la communauté et la pérenniser». Le prêtre camerounais décrit l’Africain comme toujours ouvert à cette dimension-là. Il est toujours en attente. C’est peut-être ce que révèle son côté fondamentalement optimiste. Quelle que soit la situation, il dira toujours: «Oui, ça ira».

Le culte des ancêtres

Le rapport des vivants aux «non-encore-nés» trouve sa cohérence dans le rapport qu’entretiennent les Africains avec leurs morts. «Car les morts ne sont pas morts, ils font en quelque sorte partie du quotidien des vivants, rappelle l’auteur. Une fois mortes, les personnes qui ont eu une vie exemplaire rejoignent le rang des ancêtres. Une conception comparable à celle des saints».

Les ancêtres sont vus comme des médiateurs entre Dieu et les hommes. Leur intercession est régulièrement sollicitée. Et leur mécontentement peut être une source d’un malheur communautaire ou individuel. On peut donc comprendre qu’un culte rendu aux ancêtres se fasse avant d’entreprendre un voyage par exemple pour s’assurer la protection des ancêtres. «Ce culte se fait ou s’exprime de diverses manières. Il n’est pas rare de voir des gens ‘donner à boire ou à manger à la terre’ du lieu où il se trouve avant de s’alimenter eux-mêmes, car, disent-ils, il faut penser aux ancêtres».

«Il fallait toujours avoir quelque chose pour celui qui passera»

«Les vivants sont appelés à bonifier le cœur des ancêtres, ajoute l’abbé Adalric, pour qu’il en résulte une bénédiction pour eux. Convaincu de cela, il faut donc être toujours en attente, prêt à accueillir le non-encore-né, dont l’avènement apporte un surplus de vie.» Le non-encore-né, en ce sens, c’est peut-être tout simplement celui qui s’arrêtera devant la porte et qui aura soif ou faim. «C’est pour cela qu’il ne faut jamais vider sa marmite, se souvient l’abbé Jatsa, en repensant à son enfance. Il fallait toujours avoir quelque chose pour celui qui passera. De multiples pratiques pour exprimer le fait que nous ne sommes pas seuls et que nous sommes toujours ‘en attente’».

La personnification de la nature

Le rapport personnifié à la nature est tout aussi éclairant. La cosmologie africaine postule un rapport harmonieux entre l’homme et son univers. S’il est vrai que le «non-encore-né» représente toute vie à venir, il est aussi vrai que la nature, de par le lien que l’africain entretient avec elle, est un «partenaire» de cette vie. A titre d’exemple, le prêtre camerounais rapporte l’existence des «brûleurs de pluie». «Il s’agit des personnes qui pensent s’adresser à la pluie pour qu’elle cesse de tomber, évoque l’Abbé Adalric. Le lien harmonieux avec la nature est tellement fort qu’on va jusqu’à croire qu’on peut s’adresser à elle et lui dire ses volontés».

«Ils existent dans la pensée de Dieu»

Pour l’auteur, diplômé en 2013, la compréhension du concept des non-encore-nés, situe la personne en amont du stade embryonnaire. La question du statut de l’embryon discutée en occident, n’est donc pas pertinente en Afrique, d’après cette logique africaine. «Il est d’ailleurs à noter que dans une ethnie africaine, on pense que la femme a pour rôle de ‘libérer’ les enfants qui sont déjà dans le monde préexistant», pour venir peupler la communauté existante.

«Les ‘non-encore-nés’ sont ceux qui existent quelque part dans la pensée de Dieu, comme on le lit dans la Bible [Jérémie 1, 5]. L’Africain croit qu’ils existent déjà, et qu’à un moment ou un autre, ils arriveront dans la communauté des vivants. Il y a toujours un lien qui lie les êtres visibles et invisibles».

L’abbé Jatsa a pour objectif de favoriser une compréhension mutuelle entre l’Eglise et la religion traditionnelle africaine. «Comment pouvons-nous nous approprier le message chrétien avec nos propres conceptions, tels que les «non-encore-nés»? Comment comprendre le message de l’Eglise – ce qu’elle dit sur la personne, ou sur le statut de l’embryon –, mais à partir de la réalité africaine?».

Une porte d’entrée pour les Européens

Ses recherches sur la place des «non-encore-nés» peuvent également constituer une porte d’entrée pour les Européens. «C’est un concept englobant, qui peut se retrouver dans l’aspect de l’espérance. C’est-à-dire, être ouvert à autre chose que l’horizon immédiat de notre vécu d’aujourd’hui. Une ouverture à quelque chose qui n’est pas encore là.
C’est peut-être quelque chose qui manque dans l’attitude occidentale, assurée par son statut développé et par les progrès scientifiques. Une impression de maîtrise qui ne permet plus d’être dans le lâcher prise. La certitude nous enferme trop sur nous-mêmes». Le théologien africain déplore un manque de candeur face à l’avenir, dans cette société occidentale qu’il a rejointe depuis une dizaine d’années. GR

 


Les «non-encore-nés» en sept questions

Que dit l’Eglise en Afrique sur le rôle des «non-encore-nés«?
Abbé Adalric Jatsa: Le sujet n’est que peu thématisé en Afrique. En fait, le concept de «non-encore-né» a été théorisé par le professeur Bénézet Bujo, de l’Université de Fribourg, lui-même Africain, qui a dirigé mon travail de doctorat.

Les «non-encore-nés« peuvent-ils conduire à une dimension chrétienne?
Ils rappellent que nous sommes constitués d’une réalité qui est propre, mais qui nous dépasse. C’est notre rapport à l’altérité qui nous constitue. Dans la notion «d’être en relation», l’anthropologie chrétienne et la conception africaine de la personne se rejoignent. La relation avec les «non-encore-nés» fait partie de la vie de la communauté.
L’enfant est une bénédiction, un don de Dieu. Il présente un lien possible avec le fait des familles africaines nombreuses. Puis l’entretien et l’éducation des enfants deviennent une question de responsabilité collective.

Ce concept de «non-encore-nés« n’induit-il pas un risque de prédestination?
Peut-être qu’il y aurait un danger. Toutefois, cette approche africaine repose sur le fait fondamental que toute chose tient son origine de Dieu qui vivifie continuellement la communauté humaine, en lui apportant tout le bien dont elle a besoin. D’où l’expression récurrente: «si Dieu le veut». Tout le mal nous arrive par des fautes que l’on aurait commises. Comme la responsabilité est surtout collective, ce qui est négatif ‘mange’ la vie de la communauté. Par ailleurs, on pense que le mal peut également venir d’une faute commise par un membre de la communauté. C’est comme lorsqu’il y a un problème au sein d’un groupe: cela crée des dissensions et une diminution de la force vitale.

Est-ce une punition de Dieu si un couple n’arrive pas à avoir d’enfants?
Le couple va certainement prendre cette situation pour une malédiction. Certains iront même jusqu’à penser que c’est la conséquence d’une faute commise par un ancêtre ou un parent. Dans la mentalité africaine, l’idée de la rétribution n’est pas absente. Mais il faut relativiser cette conception en égard à un certain impact de la sécularisation sur les sociétés africaines.

«En règle générale, l’enfant reste une bénédiction, malgré les circonstances de la conception.»

Comment la notion d’embryon et la question de l’avortement sont-elles perçues en Afrique?
Dans l’opinion publique, l’embryon est massivement considéré comme un être humain. Et l’avortement s’apparente à un acte criminel. Néanmoins, l’avortement est pratiqué, principalement dans les villes et particulièrement dans les situations difficiles. En règle générale, l’enfant est toujours très bien accueilli. Il reste en général considéré comme une bénédiction malgré les circonstances de la conception.

Que se passe-t-il au cas où une femme violée ne souhaite pas garder son enfant?
L’avortement reste toutefois mal vu. Dans une société holistique, personne ne peut prétendre disposer librement de son corps comme individu à part déconnecté des autres liens. L’enfant à naitre n’est pas uniquement l’enfant de la maman. L’individu ne saurait être isolé. Il a toujours des liens avec la communauté en général.

Et si la femme violée garde son enfant?
Personne ne pourrait condamner une femme parce qu’elle a gardé son enfant conçu, même dans ces conditions là. Il faut rappeler qu’il existe deux Afriques: celle des villages et celle des villes. L’Afrique des villes se veut plus émancipée et connectée au mode de vie occidental avec ses mœurs. L’anonymat que favorise la réalité des villes rend les liens avec la communauté moins forts que dans les milieux villageois. Mais la réalité est plus complexe. Toutefois, dans le cas de figure d’une femme violée qui garde son enfant, que ce soit dans un milieu villageois ou citadin, l’enfant sera toujours perçu comme un bien, avec pour même origine que les autres enfants fruits de l’amour des parents. Il ne faut pas oublier que dans cette approche, il y a une croyance forte que la vie vient de Dieu. GR


L’auteur

L’abbé Adalric Felix Fidèle Jatsa a étudié à l’Institut catholique de Yaoundé, au Cameroun. Après un travail de licence sur le pluralisme religieux, il a entamé son doctorat en théologie africaine, sous l’impulsion du professeur émérite fribourgeois Bénézet Bujo. C’est ce dernier qui a théorisé le concept de «non-encore-né».
Publié en décembre 2016 chez Academic Press Fribourg, le livre de l’abbé Adalric est le deuxième volume de la collection «Théologie africaine», dirigé par professeurs Thierry Collaud, François-Xavier Amherdt et l’ancien professeur de théologie morale Bénézet Bujo. Son travail de doctorat se veut «une réflexion pour aider l’Eglise en Afrique», en écho aux paroles de Paul VI, adressées au parlement de Kampala en 1969: «Soyez vos propres missionnaires». (cath.ch/gr)

Pour l'abbé Adalric Jatsa, l'Africain est toujours en attente, ce qui révèle son côté fondamentalement optimiste.
15 février 2017 | 15:00
par Grégory Roth
Temps de lecture : env. 7  min.
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