Malaisie: Le fossé grandit entre les communautés religieuses
Cette année, les festivités musulmanes de l’Aïd-el Fitr, le 6 juillet, ont revêtu une tonalité nouvelle, assure Eglises d’Asie (EdA), l’agence d’information des Missions Etrangères de Paris: alors qu’autrefois, les communautés religieuses se mêlaient joyeusement, elles cohabitent désormais de manière distanciée et méfiante.
Le 28 juin 2016, à Puchong, à l’ouest de la Malaisie, l’organisation djihadiste Etat islamique (EI) a commis son premier attentat dans le pays. Cela n’a pas empêché les musulmans malaisiens de célébrer l’Aïd el-Fitr, ou Hari Raya, comme on l’appelle dans le pays. La fête de fin du jeûne occupe depuis quelques années le devant de la scène, alors que pendant longtemps, les festivités du nouvel an chinois constituaient l’un des moments-phare de l’année. Pays multiethnique, la Malaisie compte une importante minorité d’origine chinoise, estimée à près de 22% de la population. Pour les non-musulmans, ce recentrage sur la culture islamique ne poserait pas de difficultés s’il ne se faisait aux dépens du sentiment de tolérance et du vivre-ensemble, affirme EdA.
Quand les musulmans servaient de la bière aux chrétiens
Agé de 76 ans, James est un enseignant à la retraite. Chrétien, il vit à Kota Kinabalu, sur l’île de Bornéo. Il témoigne à l’agence d’information catholique asiatique Ucanews de ses souvenirs de Hari Raya dans les années 1950-1960. «Je me souviens que, jeune enseignant, je rendais visite à mes amis musulmans, chez eux. Nous étions invités. C’était la tradition (…) c’était un grand honneur pour eux de recevoir chez eux un non-musulman (…) en ces temps-là, les relations étaient très bonnes», raconte-t-il.
Jennifer, la cinquantaine, habite Ipoh, en Malaisie péninsulaire. Petite fille, elle se souvient avoir accompagné son père lors de visites à des voisins musulmans pour Hari Raya. Les hôtes servaient à son père de la bière. «A l’époque, cela ne posait pas de problème. Aujourd’hui, ils seraient mis en prison pour cela», explique-t-elle, en référence aux lois imposées aux musulmans de Malaisie. Durant le ramadan, les chaînes de télévision publique diffusent maintenant abondamment des programmes religieux et des images de raids policiers visant des musulmans en train d’enfreindre les prescriptions du mois de jeûne.
Pour bon nombre de non-musulmans de Malaisie, la réislamisation que connaît le pays amène les communautés, qui autrefois vivaient en bonne intelligence, à cohabiter sans plus se mêler.
Selon les chiffres gouvernementaux, les musulmans représentent un peu plus de 60% de la population, les bouddhistes étant 19,8%, les chrétiens 9,2% et les hindous 6,3%. Parmi les non-musulmans, rares sont ceux qui se risqueraient à exprimer des sentiments négatifs envers l’islam, mais nombreux sont ceux qui se posent des questions sur les risques que fait peser la montée de l’intolérance dans le pays, note EdA.
Une déclaration incendiaire
La dernière controverse en date remonte à début juillet, lorsque le mufti de l’Etat de Pahang, Abdul Rahman Osman, a qualifié de «kafir harbi» (infidèles que l’on est autorisé à tuer) les opposants à l’application du «hudud» dans la législation de son Etat. Les «hududs» sont des ordonnances prévoyant des peines fondées sur la charia (comme la lapidation des femmes adultères ou l’amputation des voleurs). Les propos du mufti ont immédiatement soulevé de vives réprobations. Le 4 juillet, Hermen Shastri, secrétaire général du Conseil des Eglises de Malaisie (CCM), a dénoncé «une déclaration qui créée la suspicion et la division au sein de notre société multiethnique (…) Dans un pays qui cherche à renforcer l’Etat de droit et qui affirme que tous les citoyens malaisiens sont égaux devant la loi, une telle déclaration va à l’encontre de la politique poursuivie».
La Fédération chrétienne de Malaisie a quant à elle qualifié les propos du mufti «d’incendiaires» et appelé le Premier ministre Najib Razak à sévir. «Il est regrettable qu’un mufti d’Etat, qui est le religieux islamique de rang le plus élevé et qui est un fonctionnaire, utilise de tels mots sans penser un instant à ce qu’ils peuvent évoquer dans l’esprit des Malaisiens», a déclaré le président de la Fédération, Eu Hong Seng.
Une vidéo a récemment été diffusée sur internet où l’on peut voir des musulmans se réclamant de l’Etat islamique (EI) appelant au meurtre des «infidèles» par tous les moyens possibles, en Malaisie et en Indonésie.
La religion, un enjeu politique
Face à un Premier ministre affaibli par de graves accusations de corruption mais qui a réussi à faire éclater la coalition d’opposition qui menaçait de devenir majoritaire en voix, le paysage politique se recompose plus que jamais selon des lignes portant sur les questions religieuses, sur la place de l’islam dans la société et sur le droit. «Ces positionnements politiques créent un terrain favorable pour que la peur, le mépris, la suspicion se répandent», note un catéchiste catholique qui préfère garder l’anonymat. «Les politiques exploitent ces sentiments pour garder le pouvoir. Tout ceci ne fait pas que menacer la défense des droits civils dans ce pays; c’est aussi le vivre-ensemble qui est en jeu». Selon ce catéchiste, le pays paye aujourd’hui le prix de décennies d’un pouvoir qui n’a eu de cesse de lier de manière inextricable la «race» et la religion, les Malais étant supposés exclusivement musulmans, quand les autres minorités, d’origine chinoise et indienne principalement, pouvaient appartenir à d’autres religions. Interrogé sur ce qu’il allait faire pour l’Aïd, ce catéchiste répond: «Le ramadan? Oui, je vais rendre visite à mes amis musulmans, mais je doute qu’en dépit des liens d’amitié qui nous unissent, ils se battent un jour pour défendre mes droits». (cath.ch-apic/eda/rz)