François-Xavier Putallaz, professeur de philosophie à l'Université de Fribourg (Photo:Raphaël Zbinden)
Suisse

DPI: «Lutter contre la souffrance, mais pas à tout prix»

La loi d’application du diagnostic préimplantatoire (DPI), sur laquelle le peuple suisse se prononcera le 5 juin prochain, constitue un élargissement conduisant la dignité humaine sur une «pente glissante», estime François-Xavier Putallaz. Le professeur de philosophie à l’Université de Fribourg met en garde contre une volonté de combattre la souffrance «à tout prix».

Un an après l’acceptation de l’article constitutionnel le rendant possible, le diagnostic préimplantatoire (DPI), qui permet de dépister les embryons porteurs d’une anomalie, sera à nouveau, le 5 juin prochain, un sujet de votation populaire. Sitôt l’article constitutionnel accepté (par 61,9% des votants), les milieux opposés à cette technique avaient lancé la demande de référendum contre la modification de la Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée.

François-Xavier Putallaz met les arguments des partisans du DPI «étendu», en perspective avec la conception catholique de la vie humaine.

N’est-il pas inutile de revoter sur un sujet largement accepté par le peuple il y a un an?

Ce sont deux votations différentes. En 2015, la votation portait sur une question de principe. Cette année, on vote sur les modalités d’application de ce principe. Mais le Parlement ayant ouvert ces modalités bien au-delà de ce qui était prévu à l’origine, le front du refus s’est élargi. Il est composé non seulement de ceux qui rejettent le DPI en tant que tel, mais également de ceux qui trouvent que l’on va trop loin. C’est par exemple la position de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS).

«Nous sommes déjà dans la dérive»

Pour moi, la principale erreur a déjà été faite l’année dernière, lorsque le peuple suisse a accepté l’article constitutionnel. Alors, on a totalement supprimé le respect dû aux embryons. On pousse ainsi à produire des embryons qui ne sont pas utilisés pour la fécondation in vitro. On autorise le tri, la sélection et la destruction des embryons. En un mot: on a ouvert la voie à l’instrumentalisation de la vie naissante. C’est principalement pour cette raison que les évêques suisses ont appelé à dire non. Et je ne pense effectivement pas qu’une conscience catholique puisse soutenir le DPI, en particulier la destruction des embryons et la sélection des personnes humaines qui méritent ou non de vivre.

Le référendum a-t-il des chances de l’emporter?

Non, la loi va très probablement passer, même assez largement, malgré l’élargissement du front des opposants. Je ne me fais pas d’illusions à ce sujet. De toute façon, la porte est déjà ouverte, nous sommes allés trop loin dans le principe. Et la prochaine étape sera certainement à terme l’autorisation du «bébé-médicament», conçu pour aider au traitement d’un autre membre de la famille malade.

Si la loi est acceptée, y a-t-il un risque réel que des embryons atteints de trisomie 21, par exemple, soient éliminés?

C’est évident. Le projet  du Conseil fédéral ouvrait le DPI uniquement aux couples risquant de transmettre à leur enfant une maladie héréditaire grave ; ce qui devait concerner 50 à 60 couples par année. Avec l’élargissement de la technique à d’autres affections, en particulier la trisomie 21, les projections considèrent que près d’un millier de couples devraient y recourir. Sur cela vient se greffer la possibilité de pratiquer le test prénatal non invasif (NIPT), qui par simple prise de sang permet de dépister la quasi-totalité des cas de trisomie. Les deux techniques ensemble vont certainement déboucher sur une disparition des naissances d’enfants trisomiques. C’est une perspective inexorable. Ce n’est donc pas qu’il y a un risque de dérive, nous sommes déjà dans la dérive.

Il a été reproché aux partisans du référendum de ne pas prendre en compte les souffrances physiques et morales des parents d’enfants handicapés…

La médecine a pour but de lutter contre la souffrance, contre le handicap et c’est bien ainsi. Ce n’est cependant pas contre les porteurs du handicap ou de la souffrance qu’elle doit lutter. Le combat contre la souffrance ne doit pas se faire «à tout prix». La tendance actuelle est clairement ‘pathocentrique’, comme si la souffrance était la seule dimension à prendre en compte. La vraie compassion consiste à accompagner la personne souffrante et non pas à la supprimer. La même problématique se pose d’ailleurs en ce qui concerne la fin de vie.

«Cela s’apparente à une tactique du ‘salami’»

Ce qui est nouveau, c’est qu’on met la vie humaine en concurrence avec la souffrance. Dans notre tradition judéo-chrétienne, la vie est la condition de la joie ou de la souffrance. On ne peut pas mettre ces deux aspects dans la balance, et sélectionner ainsi les vies des futurs enfants.

En justifiant la sélection des enfants (notamment trisomiques) qu’on juge inopportuns, ne risque-t-on pas de stigmatiser les personnes vivant actuellement en situation de handicap, ou de jeter l’opprobre sur les parents qui ont fait le pari de la vie en accueillant un tel enfant?

Pourquoi l’embryon d’un enfant handicapé mériterait-il une protection, alors qu’un fœtus de trois mois peut être avorté?

Cet argument est tout d’abord un sophisme, un faux argument. Il y a ici un phénomène de «pente glissante». On s’appuie juridiquement sur la dépénalisation de l’avortement pour justifier l’autorisation du DPI. C’est un phénomène dont beaucoup sont victimes sans même en être conscients, mais pour d’autres, cela s’apparente à une ‘tactique du salami’, où on essaie de faire passer les choses de façon progressive, afin de ne pas susciter de rejet immédiat.

«Mais en quoi un embryon de huit jours serait moins ‘respectable’ qu’un fœtus de trois mois?»

Un second point concerne la «barrière naturelle» qui existe concernant l’avortement. Qu’on le veuille ou non, quand une femme est enceinte, un échange physique, mais aussi psychologique, affectif et même spirituel se produit avec l’enfant à naître. La décision d’avortement est donc toujours quelque chose de difficile, qui éveille une tension, une crise de conscience. Avec le DPI, cette «barrière» n’existe plus. L’embryon est quelque chose de beaucoup plus abstrait qu’un fœtus, comme dépouillé de toute dimension corporelle, affective et spirituelle. Je trouve ainsi légitime que la loi prenne le relais de cette «barrière». Pour nous catholiques, qui considérons que toute vie humaine doit être respectée, moins il y a de barrières naturelles, plus il faut de barrières légales, et surtout beaucoup d’amour.

Finalement, le problème concerne la détermination ou non de l’embryon comme une personne humaine…

Lorsqu’il s’agit de détruire des embryons, le «fardeau de la preuve» ne revient pas à celui qui considère l’embryon comme une personne, mais à celui qui ne le considère pas comme tel. Or cela n’a jamais été fait dans l’histoire. Si on dit «ce n’est pas une personne humaine», il faut alors dire ce que c’est, et puis surtout à quel moment cela devient une personne humaine. Jamais aucune réponse n’a été apportée à cette vraie question, très dérangeante. Il faut donc la poser.

Certains disent que plus la grossesse avance, plus la protection doit augmenter. Mais en quoi un embryon de huit jours serait moins «respectable» qu’un fœtus de trois mois? Jusqu’où peut-on aller dans cette logique? Peut-on dire qu’un enfant de 7 ans est plus «respectable» qu’un enfant de 2 ans? Dès que l’on commence à utiliser la géométrie variable pour la dignité humaine, on entre dans l’arbitraire. Ce sont là des graines d’anti-humanisme. La position catholique est que la personne, qu’elle soit jeune, vieille, en bonne santé ou pas, possède une dignité intrinsèque, de la conception à la mort naturelle.

Ne devrait-on pas se réjouir de pouvoir faire reculer le handicap? Ne serait-ce pas la volonté de Dieu?

La réponse est oui. La technique en elle-même est bonne. Le problème c’est encore une fois que le DPI ne cherche pas à faire reculer le handicap, mais à éliminer les handicapés.

«Oui à la technique, mais uniquement dans la perspective où elle respecte la nature humaine»

Comme l’ont dit Benoît XVI et Jean Paul II, il y a un magnifique usage de la raison humaine, notamment technicienne. Mais il y a un leurre de croire que cette technique va supprimer toutes les difficultés. Il faut aller vers la maîtrise mais éviter le rêve d’une maîtrise et d’une domination totales. L’enfant qui naîtra sain après un diagnostic préimplantatoire ne sera pas pour autant préservé de la souffrance, de la maladie. On peut dire: «la raison oui, mais pas seulement la raison instrumentale», limitée au domaine scientifique et technique. Lorsqu’on dit que l’embryon est un individu humain appelé à se développer pleinement en personne, c’est aussi de la rationalité, mais métaphysique, voire religieuse. Il y a donc une rationalité beaucoup plus large qui est celle du respect de la vie humaine.

Le contrôle de l’être humain sur lui-même et son environnement a-t-il des limites? Si oui, pourquoi?

Les moyens techniques ont un cadre qui est davantage qu’une limite. C’est le cadre dans lequel elles s’exercent, celui de la ‘nature’, entendue ici comme «l’essence de l’homme», en tant qu’il est appelé à s’épanouir, en tant qu’il a une finalité. Le chrétien sait par révélation que cette nature est «blessée», que pour se réaliser pleinement, l’homme a besoin du secours de la grâce. C’est le rôle de l’Eglise que d’annoncer le Christ, qui sauve tous les hommes et tout l’homme.

Donc, oui à la technique, mais uniquement dans la perspective où elle respecte la nature humaine. Tout débordement de ce cadre se retourne inexorablement contre l’homme. On le voit bien avec les problèmes environnementaux, politiques ou économiques. (cath.ch-apic/rz)

François-Xavier Putallaz, professeur de philosophie à l'Université de Fribourg
27 mai 2016 | 11:50
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 6  min.
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