Des portes saintes ont été installées dans des prisons (Photo:  Jean-Claude Gerez)
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« Dieu n’est pas tordu. Il ne veut ni la souffrance, ni la mort »

« Voilà pourquoi Dieu sauve le monde: il reste au milieu du monde, au cœur du pire, pour être véritablement ›Dieu avec nous’, même quand nous ne nous en sentons pas dignes. » Sœur Anne Lécu sait de quoi elle parle. Voilà une vingtaine d’années que la dominicaine travaille comme médecin généraliste à la prison de Fleury-Mérogis, en Île-de-France.

De passage à Genève pour une session de formation, elle confie au Courrier pastoral de Genève le quotidien de sa mission bien particulière et la manière dont elle influence sa vie spirituelle. Interview.

Religieuse dominicaine, pourriez-vous nous partager votre rencontre avec Dieu et les circonstances de votre vocation?

Sr Anne-Lécu: Je ne sais pas si c’est très intéressant. Je suis issue d’une famille pratiquante. J’ai rencontré des sœurs et des frères dominicains lorsque j’étais étudiante, et j’ai décidé de les rejoindre, parce que je me sentais chez moi avec eux. Je n’aurai pas pu être autrement religieuse que dominicaine. C’est assez mystérieux.

Comment avez-vous décidé « d’aller en prison »?

Là aussi, c’est assez mystérieux. Je cherchais un travail salarié lorsque j’étais jeune sœur, à temps partiel afin de faire en même temps de la théologie. C’est une sœur de ma communauté qui m’a dit « Tu devrais essayer la prison, un jour tu en avais parlé ». Je ne me souvenais pas en avoir parlé, mais j’ai pris mon téléphone, sans rien y connaître. Je suis tombée sur une femme médecin qui démissionnait. Elle m’a dit qu’il y avait un poste. Et voilà.

La vraie question n’est pas pourquoi on y va un jour, car nul ne peut dire à l’avance si il supportera ou non ce type d’univers. La vraie question, c’est pourquoi j’y reste. Et j’y reste parce que j’aime travailler auprès des personnes détenues. Elles sont souvent très agréables avec nous. Nous découvrons en travaillant là, que ce sont des personnes comme nous qui un jour ont basculé pour mille raisons qui pourraient aussi nous arriver. Certains ont eu des enfances très dures, d’autres ont fait de mauvaises rencontres. Qui peut dire de quoi demain sera fait?

Vous avez dit que la prison, ainsi que la maladie que vous côtoyez, vous ont fait lire l’Evangile avec des yeux neufs, en particulier quand il est affirmé que « Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour qu’il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jean 3,17)…

Je suis assez convaincue que nos formes de jugements et les jugements de Dieu n’ont pas grand chose à voir. Nos formes de jugements, devant un délit ou un crime sont nécessaires. La justice des hommes est nécessaire pour éviter la vengeance. C’est une heureuse médiation pour permettre la vie commune.

Mais la justice de Dieu est autre. Jésus Christ choisit d’être jugé par les hommes, alors qu’il est innocent. Il choisit de se tenir du côté des coupables pour que plus jamais un coupable ne soit laissé seul. Il choisit même d’être confondu avec les coupables. Il en meurt. Voilà pourquoi il sauve le monde: il reste au milieu du monde, au cœur du pire, pour être véritablement « Dieu avec nous », même quand nous ne nous en sentons pas dignes.

Pour vous, l’amour et l’espérance ne sont pas des sentiments mais des actes, des choix qui se décident…

Nos anciens le savaient mieux que nous. Ils devaient poser des actes, de contrition, de charité. La charité est un acte en ce sens qu’elle est possible même lorsqu’on n’éprouve pas de sentiment. Le respect, c’est la décision de laisser l’autre vivre même si je ne l’aime pas, même si il me dégoute. Il se peut même que le respect, un jour, ouvre à une amitié que l’on aurait crue impossible.

Pour la foi, c’est pareil. C’est bien parce que nous voulons croire, malgré tout, malgré nos doutes, que nous sommes croyants. Le doute fait partie intégrante de la foi. Aristote disait que le courage n’existe que quand on a peur, sinon, n’avoir peur de rien, ce serait de la témérité et non du courage. La foi véritable, comme le disait Thérèse de Lisieux, c’est vouloir croire, même quand on n’éprouve pas la présence de Dieu.

Enfin, l’espérance chrétienne, c’est se tenir devant un tombeau, comme Marie de Magdala. Elle veille devant un tombeau plein, et voilà que le lendemain le tombeau est vide. L’espérance se tient devant un tel vide, sans filet. Un autre prophète est à ce titre exemplaire: Jérémie. Il est en exil, loin de la terre promise, et pourtant, il demande que l’on achète un champ et une maison en terre promise, car dit-il, un jour, des gens retourneront dans cette terre promise. Peut-être espère-t-il pour la génération suivante? Ce champ n’est pas pour lui, mais pour l’espérance.

Vous faites l’éloge de la colère de Job. En quoi est-elle positive?

On a le droit de tout dire à Dieu. Ses peines, ses craintes, et aussi ses colères. Quand vous demandez à Dieu de vous débarrasser de votre ennemi, au moment où vous le lui demandez, vous ne le faites pas vous-même. C’est donc une prière de non violence. Job en colère, c’est encore autre chose. Job est malade, et il ne comprend pas pourquoi. Il revendique devant Dieu son innocence alors que ses amis le suspectent d’être un pécheur. Ils lui reprochent sa revendication d’innocence: nous sommes tous pécheurs, n’est-ce pas! Or, Job tient bon et demande à Dieu de venir s’expliquer. Et Dieu vient, et Dieu donne raison à Job, car dit-il, seul son serviteur Job a bien parlé de lui.

Ne faisons pas de Dieu une idole. Ne lui prêtons pas des sentiments qu’il n’a pas. Dieu n’est pas tordu. Il ne veut ni la souffrance, ni la mort. Il veut la vie de l’homme, jamais il n’explique le mystère du mal autrement qu’en le prenant sur les épaules, en y prenant largement sa part, en portant toute la part de l’homme pour que l’homme ne souffre pas seul. Et la Bible le dit volontiers: Dieu n’a pas fait la mort. Il ne prend pas plaisir à la mort des humains (au livre de la Sagesse). N’ayons pas peur de tout livrer à notre Dieu, même nos rancœurs, même notre haine, même nos fautes. Tout. Il recueille tout.

À Paris, le 13 novembre dernier, des terroristes « islamistes » ont fait 130 morts et 352 blessés. Comment ne pas céder à la peur et à l’angoisse? Comment traverser cette épreuve et répondre aux défis humains que nous pose le terrorisme? Je ne sais pas répondre. Ce sont des événements terribles qui veulent produire la haine et la division. Devant cela il n’y a que deux attitudes possibles. Supplier Dieu qu’il nous aide et tenter de vivre d’un surcroît de bonté, là où nous sommes.

Le pape François a convoqué une Année sainte extraordinaire de la Miséricorde. Quelle est la signification pour vous de son appel « à être témoin véridique de la miséricorde »?

La miséricorde, c’est quand Dieu prend sur lui la misère. Il ne se penche pas vers l’homme comme un riche se penche sur un pauvre. Il vient partager nos vies. Etre témoin de cette miséricorde, qui est à la fois une fidélité à ce que l’on croit important et une sensibilité aux troubles du monde, c’est comme le disait Etty Hillesum, « veiller sur Dieu en nous ».

Il s’est fait pauvre au point que nous avons à veiller sur lui. Protéger Dieu en nous, entre nous, c’est encore une fois tenter de vivre d’un surcroît de bonté. Cette bonté peut arrêter la haine, résister à l’accusation, et à la tentation de rejeter la faute sur l’autre. C’est pourquoi le pape insiste sur les œuvres de miséricorde. Car la miséricorde tisse et retisse le lien entre nous. Elle est un baume sur nos relations difficiles. Supplions Dieu qu’il nous aide à vivre ensemble! (cath.ch/cp/pp)

A lire: Anne Lécu, Marcher vers l’innocence, Cerf, 2015.

 

Des portes saintes ont été installées dans des prisons
9 janvier 2016 | 11:14
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 5  min.
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Webdossier: L’Année de la miséricorde

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Du 8 décembre 2015 au 20 novembre 2016, retrouvez notre webdossier consacré à l’Année de la miséricorde sur www.misericorde-cath.ch