Henri Bergson, philosophe français, mort il y a 75 ans, le 4 janvier 1941 (Photo: dr)
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Bergson, prophète d'une génération intelligemment déçue

Pour un temps, le monde était sans mystère: à l’aube du vingtième siècle, l’insondable avait cédé sa place à un déterminisme des plus absolus. Mais ce mouvement de pensée n’allait pas durer. Un homme sonna le glas de l’»idéologie scientiste»: Henri Bergson. Ce grand penseur, mort il y a 75 ans, le 4 janvier 1941, a opéré le retour de la métaphysique sur la scène philosophique, rendant ainsi «la joie de l’esprit» à une génération intelligemment déçue.

Selon sa figure emblématique, Ernest Renan, le scientisme vise à «organiser scientifiquement l’humanité». On veut le réel à la mesure de l’analyse, en partant du principe que seules les connaissances scientifiquement éprouvées sont véridiques.

La science, dès lors toute-puissante, est en passe de préparer un «paradis mécanique» et tout ce qui lui échappe encore doit se soumettre, ou se taire. «Nous n’avons pas le droit d’avoir un désir quand la raison parle, écrivait Renan, nous devons écouter, rien de plus, prêts à nous laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs arguments nous entraînent».

Premières «fissures d’un bagne matérialiste»

A l’ombre de cette idéologie, pousse cependant une génération qui ne peut se contenter de rester à la surface des choses. Ils sont nombreux à se défaire du climat scientiste, à l’instar d’un Paul Claudel dont la lecture d’Une saison en enfer a «fissuré» son «bagne matérialiste». Parmi eux, Henri Bergson redonne ses lettres de noblesse au mystère, en le replaçant au cœur de la pensée philosophique du vingtième siècle naissant.

Sortant de l’Ecole normale supérieure, Bergson voulait faire de la «Philosophie des sciences», selon la mode de son temps. Or, c’est précisément ce qu’il ne fit pas, malgré un goût prononcé pour la rigueur scientifique. Au seuil de sa carrière académique, tous ses plans furent bouleversés par ce qu’il appellera «l’intuition de la durée».

Retour au réel

Bergson s’aperçoit en effet que la science est incapable de saisir la mobilité et la durée. Elle est impuissante à prouver le mouvement qu’elle réduit à sa trajectoire, soit une série indéfinie d’arrêts – ainsi en est-il d’Achille qui se rapproche sans cesse de la tortue, sans jamais pouvoir la rattraper. Pourtant la conscience atteste d’un mouvement. Bergson en vient à poser une distinction fondamentale entre le monde de la science et celui de la conscience, «celui où vit notre âme lorsqu’elle a réussi à s’affranchir des représentations spatiales où notre intelligence s’efforce de l’enclore».

«Ce fut une véritable révolution pour les Maritain.»

Dans cette optique, selon Bergson, philosopher consistera à «réveiller derrière notre faculté de concevoir, notre faculté de percevoir», en inversant la direction habituelle du travail de la pensée. Aller ainsi de l’analyse à l’intuition, des concepts à la réalité. L’intuition transcende les cadres clos que l’intelligence fabrique pour accéder au réel – et ce non pas en s’opposant à l’intelligence, mais en poursuivant plus avant son mouvement.

Un «libérateur»

En réintroduisant ainsi la métaphysique dans le champ de la pensée philosophique, Bergson fut un libérateur pour un grand nombre de penseurs, parmi lesquels Jacques et Raïssa Maritain, dont la réflexion philosophique et théologique a accompagné l’Eglise durant le siècle passé.

«Nous venions de passer en revue ce que nous avaient apporté nos deux ou trois années d’études à la Sorbonne, écrit Raïssa Maritain, dans les Grandes amitiés, revenant sur le contexte scientiste de leur cadre académique. Sans doute un bagage assez important de connaissances particulières, scientifiques et philosophiques. Mais ces connaissances étaient minées à leur base par le relativisme des savants, par le scepticisme des philosophes».

«Nous n’étions pas, avec nos vingt ans à peine, de ces tenants du scepticisme qui lancent leur ‘que sais-je?’ comme une fumée de cigarette, et trouvent d’ailleurs la vie excellente, poursuit-elle. Nous étions, avec toute notre génération, leur victime. Quoique tous mes souvenirs affluent en moi au fur et à mesure que je les évoque, il ne m’est plus possible de revivre au même degré la profonde détresse de mon cœur défaillant de faim et de soif de la vérité. Cette angoisse métaphysique pénétrant aux sources mêmes du désir de vivre, est capable de devenir désespoir total. Si notre nature était assez malheureuse pour ne posséder qu’une pseudo-intelligence capable de tout sauf du vrai, si, se jugeant elle-même, elle devait s’humilier à ce point, nous ne pouvions ni penser ni agir dignement. Alors tout devenait absurde – et inacceptable.»

«La pitié de Dieu nous fit trouver Bergson»

«C’est alors que la pitié de Dieu nous fit trouver Henri Bergson», écrit-elle. Ils avaient simplement à traverser la rue Saint-Jacques qui sépare la Sorbonne du Collège de France, où Bergson enseignait. Mais une montagne de préjugés séparait les deux établissements, tant les philosophes de la Sorbonne regardaient d’un œil sceptique l’enseignement de leur homologue. C’est l’écrivain Charles Péguy qui, dans la jeune amitié qu’ils entretenaient alors, leur donna d’assister aux cours du philosophe.

Ce fut une véritable révolution pour les Maritain. «Nous partions pour les cours de Bergson émus d’une curiosité bouleversante, écrit encore Raïssa Maritain. Nous en revenions portant notre cueillette de vérités ou de promesses, comme vivifiés d’un air salubre». «Nous n’étions pas les seuls, sans doute, à qui Bergson rendait la joie de l’esprit en rétablissant la métaphysique dans ses droits (…) Il nous assurait que nous sommes capables de connaître vraiment le réel, que par l’intuition nous atteignons l’absolu.»

Si par la suite les Maritain se distancieront de certaines thèses de Bergson, il reste celui qui dissipa pour eux – et pour toute une génération – «les préjugés antimétaphysiques du positivisme pseudo-scientifique» en rappelant «l’esprit à sa fonction réelle, à son essentielle liberté». Pendant un temps, l’esprit s’était cantonné à «l’apparence», il pouvait à nouveau «travailler sur le tissu même de la vie». (cath.ch-apic/pp)

Henri Bergson, philosophe français, mort il y a 75 ans, le 4 janvier 1941
2 janvier 2016 | 14:59
par Pierre Pistoletti
Temps de lecture : env. 4  min.
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