Chrétiens, musulmans, alaouites: en Syrie, tout le monde a peur de Daech, témoigne Roberto Simona

Fribourg, 15 mai 2015 (Apic) Chrétiens, musulmans, alaouites: en Syrie, tout le monde a peur de Daech, l’»Etat islamique», qui veut imposer son califat par la violence et séduit nombre de jeunes, qui reçoivent un salaire de cette organisation dirigée depuis l’étranger. Témoignage du Tessinois Roberto Simona, qui vient de passer une dizaine de jours dans la région occidentale de la Syrie.

Responsable pour la Suisse romande et italienne de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), ce spécialiste des minorités chrétiennes dans les pays musulmans est de retour d’un dangereux périple qui l’a mené – pour des raisons de sécurité – par des chemins détournés, de Beyrouth, au Liban, à la zone occidentale de la Syrie.

Pas de preuve de la mort du Père Paolo Dall’Oglio

A 25 km à l’est de la ville syrienne de Nabek, située sur la route reliant Damas à Homs et Hama, dans la région montagneuse du Qalamoun, Roberto Simona a d’abord visité le monastère de Mar Moussa. Deir Mar Musa al-Habachi, ou Saint Moïse l’Abyssin, fondé par le Père Paolo Dall’Oglio, est déserté par ses hôtes étrangers. Le jésuite italien, tombé aux mains Daech en juillet 2013 à Raqqa, où il tentait de négocier la libération d’otages au siège de l’organisation islamiste, aurait été très rapidement exécuté par ses ravisseurs. Au monastère de Mar Elian, plus à l’est, le Père Jacques Mourad, curé de la paroisse syro-catholique de Qaryatayn, affirme que «si l’on n’a pas la preuve qu’il est mort, pour nous, il est vivant!»

Actuellement, il n’y a plus que 5 ou 6 personnes à vivre en permanence à Mar Moussa, dont deux moniales et trois moines, et quelques employés locaux. Les activités sont arrêtées – on y produisait notamment du fromage, mais chèvres et moutons ont été vendus – car plus personne ne vient dans cette zone où peuvent se croiser soldats gouvernementaux, miliciens du Front al-Nosra, la branche locale d’a-Qaïda, et islamistes de Daech.

La psychose des infiltrations islamistes

A Mar Elian, les religieux du monastère jumeau de Mar Moussa apportent un soutien aux victimes des combats. Alors qu’il faut moins d’une heure pour s’y rendre depuis Mar Moussa, Roberto a dû mettre quelque trois heures, pour des raisons de sécurité. Les habitants des lieux, qu’ils soient musulmans sunnites, chiites, alaouites ou chrétiens, craignent en effet les infiltrations des islamistes de Daech.

«C’est une véritable psychose, car ‘l’Etat islamique’ est à moins de deux heures du monastère, et les djihadistes pourraient survenir à l’improviste. Contrairement à d’autres mouvements islamistes comme le Front al-Nosra, avec eux, on ne peut pas négocier. Daech ne fait pas de quartier, et il l’a maintes fois prouvé. Les gens connaissent leurs méthodes, et même un grand nombre de sunnites n’ont pas envie de tomber sous la coupe de ces djihadistes, qui vont leur imposer leur idéologie et leur mode de vie, qui ne sont pas les leurs. En Syrie, il s’agit d’une guerre civile, avec des couleurs religieuses, mais bien des sunnites cherchent la protection du gouvernement, car ils ont découvert ce que signifiait le ‘califat’ que veut leur imposer Daech», assure Roberto Simona.

A Qaryatayn, ville qui comptait avant la guerre quelque 22’000 musulmans et près de 2’000 chrétiens, ces derniers ne sont plus que 900. Par contre, la population musulmane a plus que doublé, avec l’arrivée des réfugiés sunnites des villages alentours, qui ont été rasés lors des combats.

«Ils avaient pris parti pour l’opposition, et ils ont été détruits quand l’armée a chassé les rebelles. J’ai vu des familles très pauvres, des paysans, qui ont payé le prix fort quand le mari ou les fils ont pris les armes contre le gouvernement ou un des membres a adhéré à ‘l’Etat islamique’. On sent chez eux un fort sentiment de haine contre le pouvoir et un grand désir de vengeance. Mais d’autres sunnites combattent dans les rangs de l’armée».

Des sunnites combattent dans l’armée gouvernementale

Dans cette ville, dont les principales issues sont gardées par les forces gouvernementales, Roberto Simona a croisé des combattants de Daech et d’autres groupes islamistes, qui se promenaient sans armes dans le centre.

«Ceux de Daech, on les reconnaît à leur longue barbe, à leurs cheveux longs et à l’absence de moustache. Ce sont des jeunes, qui s’enrôlent principalement pour avoir un salaire. Daech vend de l’essence et fait du commerce dans la ville, aux yeux de tous. Mais leurs chefs, ce sont souvent des étrangers, des Afghans, des Pakistanais, qui ne connaissent pas les us et coutumes locales, et veulent imposer leur vision de l’islam radical. Ils n’ont aucun respect pour le riche patrimoine culturel de la Syrie. Ils veulent faire table rase, et c’est aussi ce qui fait hésiter nombre de sunnites à suivre ce programme financé de l’étranger, bien qu’il corresponde à certains milieux radicalisés».

Les gens sentent que ce sont des étrangers qui veulent imposer leur idéologie

Le responsable d’AED relève que les chefs de Daech n’ont pas de liens avec le territoire qu’ils veulent conquérir, ils ignorent les valeurs culturelles de la société locale. «Les gens sentent que ce sont des étrangers qui veulent imposer leur idéologie. Il ne suffit pas d’être sunnite, aux yeux de Daech, il faut adhérer à son idéologie, sinon, ceux qui ne suivent pas sont persécutés. On a l’impression qu’en Syrie, aujourd’hui, l’Etat s’est désintégré. Le pays est de plus en plus contrôlé par des émirs et des clans».

Sur le terrain, Roberto Simona a pu recueillir des témoignages de solidarité entre chrétiens et musulmans, comme ces familles sunnites qui ont caché dans leur propre maison des femmes et des enfants chrétiens. Dans la vieille ville de Homs, il a séjourné à la Résidence des Jésuites de Bustan al-Diwan, un quartier de la vieille ville de Homs libéré des islamistes depuis l’an dernier. C’est là que des hommes armés ont assassiné lundi matin 7 avril 2014 le Père jésuite néerlandais Frans van der Lugt, 75 ans. Quelques familles sont retournées au milieu des ruines, mais il y a encore des maisons piégées. Le message que veut transmettre Roberto Simona est qu’avec 220’000 morts et 7 millions de déplacés, «les atrocités touchent tout le monde, et pas seulement les chrétiens, car la persécution est transversale…» JB


Encadré

Un spécialiste des chrétiens en pays d’islam

Le Tessinois Roberto Simona, né en 1967 à Locarno, père de trois jeunes enfants, est un spécialiste des minorités chrétiennes dans les pays musulmans et de l’ex-Union Soviétique. Il a passé plusieurs années sur le terrain pour des organisations humanitaires, notamment comme délégué du CICR, avant d’être nommé responsable pour la Suisse romande et italienne de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED). Ce spécialiste des minorités chrétiennes dans les pays musulmans contribue à plusieurs revues spécialisées et fait partie du groupe de travail chargé de rédiger le «Rapport sur la liberté religieuse dans le monde» publié au plan international par l’AED. Il fait également partie du «Groupe de travail Islam», qui conseille les évêques suisses sur les questions liées à l’islam et fournit des informations à usage pastoral. (apic/be)

Roberto Simona, de l'AED, avec le portrait du Père jésuite Frans van der Lugt, assassiné à Homs le 7 avril 2014
15 mai 2015 | 18:06
par Jacques Berset
Temps de lecture : env. 5  min.
AED (95), Daech (159), Roberto Simona (17), Syrie (437)
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