Mgr Erwin Kräutler, évêque d'Altamira au Brésil (Photo: JC Gerez)
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Brésil: Mgr Kräutler se rappelle l'assassinat de Sr Dorothy Stang

Altamira, 4 février 2015 (Apic) Il y a 10 ans, le 12 février 2005, la religieuse américaine Dorothy Mae Stang était assassinée par des pistoleiros au cœur de l’Amazonie brésilienne. Dans une interview exclusive, Mgr Erwin Kräutler évoque pour l’Apic sa première rencontre avec cette militante pour les droits des indigènes et le choc qu’a constitué ce meurtre.

Dans une seconde partie, à paraître le 6 février, l’évêque d’Altamira et président du Conseil Indigéniste Missionnaire (CIMI) fustigera l’impunité qui règne encore dans cette région du Brésil et dénoncera la responsabilité des politiques et l’absence de réforme agraire.

 

Apic: Le 12 février sera commémoré le 10ème anniversaire de l’assassinat de Soeur Dorothy Stang. Vous rappelez-vous de la manière dont vous avez appris ce drame?

 

Mgr Erwin Kräutler: J’ai reçu cette triste nouvelle alors que je me trouvais à l’aéroport de Belém dans l’attente de mon vol pour Altamira (n.d.l.r. ville où se trouve le siège de la prélature du Xingu). Je revenais de Manaus où j’avais accompagné le retrait spirituel de séminaristes. Alda, la secrétaire de la prélature, m’a téléphoné, et d’une voix terrorisée m’a dit : « Ils ont tué Soeur Dorothy. » Elle n’en savait pas plus. A 15h15, l’avion a atterri à Altamira. Puis, avec d’autres soeurs, nous avons prié toute la nuit.

A Anapu, où elle a été assassinée, il n’était pas possible de procéder à l’autopsie comme l’exige la loi en cas d’homicides. Le corps de Soeur Dorothy a donc dû être transféré à Belém. Le voyage aérien a été plein d’imprévus. Dès le décollage d’Anapu, un fort orage tropical a obligé le pilote à modifier son plan de vol. Il a dû se poser en urgence dans une grande propriété. Pendant plusieurs heures, personne ne savait où se trouvait le corps de Soeur Dorothy. Mais finalement, la dépouille est bien arrivée à Belém et l’examen a pu se dérouler à l’institut médico légal.

 

Apic: Lorsque la dépouille de Soeur Dorothy a été rapatriée à Altamira le 14 février, vous avez célébré la messe. Vous souvenez-vous de l’homélie que vous avez prononcée?

 

E.K.: Je me souviens que l’église de l’Immaculée Conception dans le quartier de Brasília était comble. Dans mon homélie, j’ai dit aux fidèles: «Nous sommes tous consternés, profondément choqués de ce qui est arrivé.» Même si l’assassinat de notre soeur avait été annoncé depuis longtemps, nous ne parvenions pas à croire que c’était la fin d’une vie dédiée avec tendresse et amour aux plus démunis de la Transamazonienne. Maintenant, Dorothy parle avec Jésus de haut de la croix: «Tout est consumé» (Jn 19,30). Sa vie et sa mort sont le témoignage indiscutable de l’amour poussé jusqu’aux ultimes conséquences. Personne d’autre n’a plus d’amour que celui qui donne sa vie pour ses amis. (Jn 15,13). Oui, Dorothy a donné sa vie! Elle a donné le témoignage le plus éloquent de son amour. Son sang a coulé.

 

Apic: Quel souvenir gardez-vous de l’enterrement?

 

E.K.: Le jour de ses funérailles, le 15 février 2005, à Anapu, des hommes et des femmes politiques de tous les horizons étaient présent pendant la messe. Mais quand j’ai conduit le cercueil jusqu’au lieu de sépulture, les politiques avaient déjà disparu. Seuls les gens simples ont accompagné Soeur Dorothy jusqu’à son ultime demeure. J’ai vu les visages de ces femmes et de ces hommes de la terre marqués par la douleur et la tristesse. Il n’y avait pas de discours. J’ai béni le trou, puis nous avons descendu le cercueil dans la terre humide. J’ai prié avec le peuple les prières que tout le monde connaissait. Et tout à coup, quelqu’un a quelqu’un a crié: «Dorothy vit!» Et les gens ont repris: «Elle vit! Elle vit pour toujours!». Aujourd’hui, la dépouille de Soeur Dorothy repose sous la frondaison des arbres dans le centre de formation Saint Rafaël, à Anapu.

 

Apic: Vous entreteniez une relation de travail mais aussi amicale avec la religieuse américaine. Quel type de personne était soeur Dorothy?

 

E.K.: Ses propres collègues de la Congrégation de Notre Dame de Namur lui donnaient le surnom de «Stubborn», qui peut se traduire par «entêtée»! Si Soeur Dorothy était en effet convaincue qu’elle devait accomplir une mission, personne ne parvenait à l’en dissuader. C’est ainsi que lors de notre premier contact, en 1982, elle m’a indiqué qu’elle voulait «travailler parmi les pauvres, les plus pauvres.» Ce n’était certes pas la première fois que j’entendais ce genre de discours. Il y a des personnes bien intentionnées qui disent cela, mais qui renoncent rapidement car il est difficile de vivre sans le confort élémentaire, surtout quand les personnes ont déjà connu cela. J’avais plaisanté avec elle en lui disant que, comme citoyenne nord-américaine, originaire du très agréable état de l’Ohio, elle ne devait certainement pas connaître la pauvreté extrême, la misère.

Je lui ai parlé très rapidement de la Transamazonienne-Est, une région infestée par la malaria et d’autres maladies tropicales, où vivent des gens d’une extrême pauvreté qui peuvent s’écrouler dans la rue et mourir.

 

Apic: Et cela n’a apparemment pas suffi à la décourager …

 

E.K.: Elle ne m’a pas laissé terminé et a répondu. «Et bien, c’est là-bas que je veux aller!». J’ai essayé de la calmer en lui disant qu’elle n’allait pas supporter. Elle m’a répondu: «Laissez-moi au moins en faire l’expérience.» Je pensais qu’après quelques semaines, elle viendrait me demander d’être affectée dans une autre région où qu’elle serait déjà frappée par une crise de malaria. Mais je me suis lourdement trompé. Elle a tenu le coup courageusement plus de vingt ans, jusqu’au 12 février 2005 à 7h30 du matin, lorsqu’elle a été exécutée sur la route qui menait au Projet de Développement Durable «Esperança», par Raifran das Neves Sales, à la solde de grands propriétaires terriens et grands forestiers.

(apic/jcg/bb)

Mgr Erwin Kräutler, évêque d'Altamira au Brésil
4 février 2015 | 14:55
par Bernard Bovigny
Temps de lecture : env. 4  min.
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