Irlande: Mise au point sur l'affaire des bébés morts de Tuam
Aucun reste d’enfant n’a pour l’instant été retrouvé
Dublin, 23 juin 2014 (Apic) Le 4 juin dernier, une bonne partie des médias internationaux, dont l’Apic, affirmaient que les restes de 796 bébés avaient été retrouvés dans une fosse septique à proximité d’un couvent catholique, à Tuam, en Irlande. Aujourd’hui, force est de constater qu’aucune fosse septique où les religieuses auraient «jeté», de 1925 à 1961, des bébés morts des suites de négligence n’a pour l’instant été retrouvée. L’Apic fait une mise au point, au 23 juin 2014, sur une affaire qui fait la part belle à la spéculation et à l’emballement médiatique.
L’article du quotidien américain «The Washington Post» du 4 juin, reprenant des informations de la presse irlandaise, a mis le feu au baril de poudre médiatique. A partir de là, la plus grande partie des plateformes d’information dans le monde ont «révélé» la découverte d’un charnier contenant les restes de près de 800 bébés morts dans l’enceinte du couvent de Tuam, tenu par les sœurs du Bon Secours.
Ces allégations ont donné lieu à une importante stigmatisation de l’Eglise catholique en Irlande, qui a touché l’Eglise romaine en général. Outre les milliers de commentaires négatifs envers l’Eglise sur les forums de la toile, l’affaire a pris, dans beaucoup de médias, l’allure d’une dénonciation du passé de l’institution ecclésiastique. La prétendue découverte du charnier a par exemple permis à Philippe Bernard, envoyé spécialement à Tuam pour les quotidiens français «Le Monde» et suisse «Le Temps», dans un article paru le 20 juin, d’affirmer que «les démons de l’histoire refoulée secouent à nouveau l’Irlande catholique». Dans un exemple extrême de stigmatisation, le blog anti-clérical «Canaille-le-rouge» parle même avec sarcasme des «800 cadavres d’enfants massacrés par l’appareil de la très sainte église apostolique catholique et romaine».
Une fosse remplie de squelettes
Le «scandale» trouve son origine dans les recherches réalisées par une certaine Catherine Corless, une sexagénaire irlandaise à la retraite qui consacre ces loisirs aux recherches généalogiques, et donc pas tout à fait une «historienne», comme de nombreux médias l’ont qualifiée. Elle a fréquenté, dans les années 1950, l’école de la Miséricorde de Tuam, tenue par les sœurs du Bon Secours. Elle en a retenu de douloureux épisodes de marginalisation des élèves nés de filles-mères.
En 2010, un terrible récit publié dans le «Tuam Herald», l’incite à entreprendre des recherches historiques sur les institutions tenues par les sœurs du Bon Secours. Un certain Martin y raconte comment il a été arraché à sa mère, pensionnaire du home géré par les religieuses, pour être placé dans une famille de fermiers qui l’ont exploité. Catherine Corless recueille ainsi d’autres témoignages sur des mauvais traitements et des adoptions forcées.
Mais un récit la marque en particulier: celui de Frannie Hopkins, aujourd’hui âgé de 50 ans, qui habitait en 1975 à proximité du couvent. Lui et un des ses camarades avaient, après avoir escaladé le mur d’enceinte pour chercher des pommes, découvert sous une dalle une «fosse énorme remplie de petits squelettes». Ayant fait part de leur découverte, des habitants auraient monté un lieu de recueillement improvisé sur le site où reposeraient les restes des enfants. Cité par Philippe Bernard, Frannie Hopkins affirme que l’histoire ne s’était pas ébruitée à l’époque, parce que les gens craignaient l’Eglise.
Une affaire basée sur des spéculations
C’est en 2013 que Catherine Corless a fait le lien entre ses recherches, la découverte des restes de bébés et le lieu de recueillement. Elle a tout d’abord consulté une vieille carte de 1891 et constaté qu’elle indiquait une fosse septique à proximité du lieu où les enfants étaient censés avoir trouvé les squelettes.
Parallèlement, l’historienne autodidacte a demandé les certificats de décès des 796 enfants morts entre 1925 et 1961 dans le home tenu par les sœurs. Ne retrouvant la tombe que d’un seul d’entre eux, elle a supposé que tous les autres étaient enterrés dans la propriété, et probablement dans la fosse sceptique. Mais comme le faisait remarquer le 13 juin Tom Naegels, éditorialiste au journal néerlandais «De Standaard», malgré tous les débats, cette prétendue fosse commune n’a pas encore été retrouvée, et encore moins ouverte. Ce qui fait de la présence de 800 squelettes de bébés sur le terrain du couvent de Tuam, une donné totalement spéculative.
Rectifications et scepticismes
Conscients d’avoir donné un certain nombre d’indications erronées, certains médias ont émis des rectifications. Cela a été le cas d’»Associated Press» le 20 juin. L’agence de presse américaine a diffusé une clarification de Catherine Corless estimant que sans fouilles du site et sans analyse médico-légale, il était impossible de dire combien de dépouilles reposaient dans la fosse, et si même il y en avait.
Tom Naegels affirme en outre avoir consulté des documents où l’»historienne» se montre bien moins affirmative sur ces conclusions que ce que la presse a pu en dire. Elle admet notamment qu’il est possible qu’aucun registre de l’endroit où les enfants ont été enterrés n’ait jamais été tenu, précisant qu’à l’époque, en Irlande, le taux de mortalité infantile était de toute façon beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui.
Un élément qui vient encore affaiblir le dossier à charge contre les sœurs du Bon Secours est l’observation de Finbar McCormick, un professeur de géographie de l’Université de Belfast, qui a affirmé dans le quotidien «Irish Times» du 7 juin que le lieu où reposeraient les dépouilles n’était certainement pas une fosse sceptique, mais plutôt un caveau commun. L’universitaire explique que cette méthode d’inhumation était courante dans le passé récent, en Irlande, et que de tels lieux de sépultures étaient fréquemment placés à proximité des maternités pour y accueillir des enfants morts pendant ou peu après la naissance.
Un acte de blasphème improbable
Contrairement à l’interprétation de certains, les religieuses n’ont jamais été accusées d’avoir tué des enfants. Le soupçon actuel porte sur d’éventuelles négligences dans les soins, qui auraient pu mener à une mortalité infantile au dessus de la norme. Il a aussi été question de tests de vaccins effectués sur les pensionnaires, sans que l’on en sache plus sur le sujet. S’il s’avérait que les bébés morts ont été enterrés sans sépulture décente, cela jetterait également une opprobre considérable sur les sœurs de Tuam. A ce propos, l’AP, reprise par de nombreux médias, avait affirmé que, suivant l’enseignement catholique, les enfants nés hors mariage n’étaient pas baptisés. L’agence de presse, dans son rectificatif du 20 juin, a indiqué que, si des cas de refus de baptême pour ces enfants avaient pu se produire, il ne s’agissait aucunement d’une règle de l’enseignement catholique. Les documents ont en tout cas démontré qu’en ce qui concerne l’orphelinat de Tuam, de nombreux enfants nés hors mariage étaient baptisés.
Eamonn Fingleton, éditorialiste du magazine américain Forbes, indiquait également le 9 juin que cette histoire de religieuses jetant en toute conscience des bébés dans une fosse commune ne faisait «aucun sens». Il explique que ces sœurs étaient marquées par un profond puritanisme et par une puissante crainte de Dieu. Il aurait donc été fort improbable qu’elles se risquent à réaliser un blasphème aussi grave en traitant de la sorte une dépouille humaine.
Enquête lancée
Tout en demandant une enquête approfondie sur le sujet, Mgr Diarmuid Martin, archevêque de Dublin, a relevé qu’il fallait «cerner l’ensemble du concept en vigueur dans les foyers pour mères et enfants» en Irlande. Le gouvernement de Dublin a récemment annoncé le lancement d’une enquête dans l’ensemble du pays sur les foyers pour mères célibataires.
Les investigations détermineront certainement ce qui s’est passé à Tuam, où de graves négligences ont effectivement été relevées dans une inspection gouvernementale de 1944. Le rapport avait démontré la malnutrition et le défaut de soins dont souffraient les enfants et les filles-mères. Certains médias ont cependant pris soin de replacer ces constats dans le contexte de l’époque, où, durant la première moitié du XXe siècle, l’Irlande connaissait un des pires taux de mortalité infantile d’Europe. Le quotidien britannique «The Guardian» a ainsi rappelé que le pays avait été ravagé par la tuberculose.
Une dérive médiatique symptomatique
Eammon Fingleton rappelle à ce sujet que «les conditions dans les orphelinats irlandais jusqu’aux années 1960, et même plus tard, ressemblaient à celles qui sont décrites dans les romans de Dickens. Le taux de mortalité était scandaleusement élevé …Une grande partie du problème était la pauvreté généralisée de l’époque (celle des années 1920 jusqu’au début des années 1960, pendant laquelle fonctionna l’institution au centre du scandale)». L’éditorialiste, qui qualifie carrément l’affaire de «canular», précise que les orphelinats irlandais, placés sous la responsabilité de l’Etat, étaient «cruellement sous-financés et honteusement surpeuplés, ce qui signifie que quand un bébé attrapait une infection, tous les autres l’attrapaient. »
Eamonn Fingleton estime en général que cette affaire est symptomatique de la dérive actuelle de certains médias qui ont «transformé une histoire perturbante d’une portée nationale en un scandale sensationnaliste de portée mondiale». Pour le journaliste américain, la façon dont le sujet a été traité «trahit un degré de cynisme et d’irresponsabilité encore rarement atteint de la part d’organisations médiatiques considérées comme fiables». (apic/ag/arch/rz)