Irak: Les femmes irakiennes vivent un véritable enfer, révèle Hanaa Edwar

La secrétaire générale de l’association Al-Amal témoigne devant l’ONU à Genève

Yverdon-les-Bains, 24 février 2014 (Apic) La situation des femmes en Irak est devenue un véritable enfer, témoigne Hanaa Edwar, secrétaire générale d’»Al-Amal», une organisation de défense des droits humains basée à Bagdad. La militante féministe irakienne est venue présenter à Genève son «rapport alternatif» (shadow report) au Comité de la «Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes» (CEDAW). L’Apic l’a rencontrée le 19 février 2014, à la veille de son retour à Bagdad, au Centre d’animation de jeunesse œcuménique (CAJO) d’Yverdon-les-Bains.

Hanaa Edwar était l’invitée de Lusia Shammas Markos, fondatrice à Fribourg de l’ONG d’aide à l’Irak «Basmat al-Qarib» (Le sourire du prochain), actuelle animatrice du CAJO et aumônière catholique au Gymnase d’Yverdon-les-Bains.

L’activiste féministe irakienne, née en 1946 dans une famille catholique de Bassora, principal port situé au sud du pays, sur le Chatt-el-Arab, militait déjà toute jeune au sein de la Ligue des femmes de l’Irak. Hanaa Edwar sera arrêtée peu après le coup d’Etat de 1963, puis s’évadera de prison et connaîtra l’exil en Allemagne, au Liban, en Syrie et au Kurdistan. Elle sera active dans l’opposition au régime de Saddam Hussein, avant de fonder, en 1992 à Damas, l’association «Al-Amal». Le siège de cette ONG apolitique et non confessionnelle sera transféré ensuite à Erbil, au Kurdistan autonome, puis en mai 2003, suite à la chute de Bagdad, dans la capitale irakienne.

Hanaa Edwar, dont toute la famille est réfugiée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne (son frère a été enlevé à deux reprises à Bassora et libéré après versement d’une forte rançon), dresse un portrait sans complaisance de la situation des femmes irakiennes une décennie après l’invasion américaine de 2003. Mais leur vie quotidienne s’était déjà grandement dégradée depuis la guerre menée par les Etats-Unis et leurs alliés contre l’Irak en 1991, suite à l’invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein. Il y a encore deux décennies, cependant, les Irakiennes s’habillaient comme elles l’entendaient, conduisaient des voitures et pouvaient travailler librement.

Ce n’est plus le cas depuis que l’Irak, ces dernières années, a succombé toujours davantage à la pression du fondamentalisme islamique. Le régime laïc fondé sur les principes du parti Baas, qui avait longtemps résisté aux régimes islamistes de la région, appartient depuis longtemps au passé. Les femmes irakiennes luttent en première ligne contre l’instauration de la charia, la loi islamique, dans le domaine relevant du droit de la famille. Elles sont la cible fréquente de viols et trouvent difficilement du secours auprès des forces de police.

Apic: Les femmes irakiennes sont dans le collimateur des partis islamistes ?

Hanaa Edwar: Il faut d’abord rappeler que l’Irak a été longtemps le pays le plus progressiste de toute la région en ce qui concerne les droits des femmes. La «loi du statut personnel» de 1959, qui s’appliquait de manière uniforme à tous les Irakiens musulmans, était considérée comme l’une des lois sur la famille les plus progressistes du Moyen-Orient. L’Irak connaissait alors l’interdiction du mariage des fillettes, et rendait la polygamie plus difficile, alors que c’est une pratique autorisée par la charia, la loi islamique.

Selon des chiffres non officiels, il y a actuellement en Irak 1,5 million de veuves – en raison notamment des diverses guerres, violences et attentats – sans parler des femmes abandonnées ou divorcées. Près de 11% des ménages sont tenus par des femmes seules. Il leur est très difficile de trouver du travail pour nourrir leur famille – 71% sont sans travail – et seule une minorité reçoit une rente de veuve de guerre. Alors qu’en 1970 la quasi-totalité des Irakiennes étaient alphabétisées, seules 40 % fréquentent aujourd’hui les salles de classe. L’analphabétisme s’est répandu dans les campagnes. On a même entendu la ministre d’Etat de la condition féminine Ibtihal Al-Zaidi déclarer qu’elle ne croyait pas à l’égalité des sexes. La ministre chiite a même dit que si son époux voulait une deuxième femme, elle irait elle-même la chercher…

Apic: La situation des femmes était-elle meilleure sous Saddam Hussein ?

Hanaa Edwar: La situation s’est clairement dégradée après la guerre de 1991. L’armée de Saddam Hussein avait été réduite en lambeaux et son régime était si affaibli qu’il s’est rapproché des chefs tribaux conservateurs et s’est tourné vers les religieux. Il s’est déclaré musulman, a islamisé son discours et lancé une campagne religieuse à travers le pays en 1997. La situation des femmes s’est vite dégradée, c’est devenu catastrophique! Il avait choisi cette voie comme tactique de survie pour lui et son régime, étranglé par les sanctions économiques imposées par les Etats-Unis et leurs alliés.

L’invasion américaine de 2003 a renforcé les divisions sectaires et ethniques, ainsi que la domination des partis islamiques. Ni les responsables américains ni les nouveaux gouvernants irakiens n’ont voulu imposer les principes d’égalité fondamentale entre hommes et femmes. Ils ont plutôt permis aux éléments extrémistes de promouvoir leurs traditions tribales et leurs coutumes religieuses et d’exploiter la loi pour renforcer leurs positions conservatrices en ce qui concerne le droit des femmes. C’est ainsi que les femmes ne sont plus vues que dans leur fonction reproductrice, au service de la famille, et dans la subordination aux hommes.

Apic: Les femmes irakiennes sont donc tombées de Charybde en Scylla…

Hanaa Edwar: Nous sommes désormais confrontées à des lois discriminatoires, alors que la Constitution contient des articles contradictoires. Si l’article 14 parle d’égalité devant la loi sans discrimination fondée sur le genre, la race, l’ethnie, la nationalité, l’origine, la couleur, la religion, la confession, la croyance ou les opinions, le statut économique ou social, l’article 41 établit les bases de l’inégalité entre les genres.

Il dispose que les Irakiens sont libres d’agir en fonction de leur statut personnel selon leur religion, leurs croyances, leurs doctrines ou leurs choix, ce qui permet des interprétations variées de la charia islamique. Si chaque confession devait désormais disposer de son propre statut – comme le voulait le pouvoir – cela représenterait une grande perte pour les femmes. Grâce à la résistance des femmes, cette disposition n’a pas encore été adoptée, et le Parlement a accepté que l’article 41 soit amendé. Mais il n’a toujours pas réécrit cet article, et il reste «gelé»!

L’article 41 ouvre de fait la voie à des inégalités au plan juridique, surtout dans des questions ayant trait au Code Civil comme le mariage, le divorce ou l’héritage. Cet article menace l’unité du tissu social de la société irakienne, qui est basé sur les mariages mixtes, les différences de croyances, de races et de nationalités. La Loi sur le statut personnel 188, de 1959, avait solidifié l’unité de la nation irakienne à travers les mariages entre différentes communautés, et même entre les diverses religions et ethnies.

Elle assure de nombreux droits pour les femmes dans le mariage, le divorce, dans le domaine des pensions alimentaires, de la garde des enfants et de l’héritage. Selon la législation islamique, en cas de divorce, par exemple, l’homme a droit à deux parts…

Apic: Que se passera-t-il si le gouvernement impose le système judiciaire «Ja’afari» ?

Hanaa Edwar: L’actuel ministre de la Justice a en effet annoncé, en octobre dernier, vouloir faire adopter système judiciaire «Ja’afari» (chiite), ce qui renforcerait les discriminations, et contredirait la Constitution.

Pour nous, défendre nos droits dans la famille est crucial. En effet, si nous perdions notre droit dans la famille, on pourrait bien être ministre, nous n’aurions plus rien à dire dans notre propre maison… On serait soumis totalement à la volonté du mari ou de son gardien. Déjà maintenant, en Irak, une femme ne peut pas obtenir de passeport sans l’autorisation de son mari ou de l’homme qui est son gardien légal. C’est écrit officiellement sur le site internet du Ministère de l’Intérieur.

Sous Saddam Hussein, c’était la même loi pour tous. Il y avait un seul tribunal pour les sunnites ou les chiites. Tous les mariages devaient être enregistrés devant un tribunal, ce qui était une sécurité pour les femmes. Ce n’est plus le cas à présent. On pouvait également empêcher que la famille impose un mariage. En cas de violence contre une épouse, par exemple, le tribunal pouvait prononcer la séparation.

Apic: Que font les tribunaux pour protéger les femmes ?

Hanaa Edwar: Malheureusement, en raison des mouvements extrémistes puissants dans le pays, les juges ont peur et n’osent plus appliquer la loi. Des milliers de femmes font face à une véritable tragédie, et nombreux sont les mariages forcés. Nombre de mariages ne sont pas enregistrés devant le juge, mais seulement devant un imam. Il n’y a pas de contrat, donc pas de protection, et les enfants qui naissent d’une telle union ne peuvent avoir une carte d’identité. Au terme de la loi irakienne, il est pourtant nécessaire de présenter un extrait d’acte de mariage pour établir un acte de naissance. La polygamie est désormais également permise et pratiquée.

Il existe aussi maintenant des «mariages temporaires» ou «mariages de plaisir», qui peuvent ne durer qu’une semaine. Même des religieux et des politiciens encouragent cette pratique. Eux, ils apprécient cette opportunité. Mais les femmes qui sont abandonnées n’ont droit à rien. Des filles de dix ans sont données pour mariage à un autre clan; certaines, trop jeunes, meurent en accouchant…

Il s’agit pour nous de prévenir le mariage précoce des filles, les «mariages temporaires», de restreindre la polygamie et le divorce arbitraire. Nos organisations, qui militent pour un Etat civil et démocratique, veulent défendre l’égalité des droits entre hommes et femmes, éliminer toute forme de violence contre les femmes. Nous refusons la domination du clergé dans la régulation de statut personnel.

Apic: Vous dénoncez également le code pénal, qui discrimine aussi les femmes.

Hanaa Edwar: Dans le code pénal irakien, de nombreux articles sont discriminatoires: les mêmes actes ne sont pas punis de la même manière s’ils sont commis par un homme ou par une femme. Certains agresseurs ne sont pas punis, même s’ils ont commis des crimes. Ainsi, un violeur peut échapper à la sentence s’il épouse sa victime (article 398), pour peu que le mariage dure au moins trois ans. L’article 41 du code pénal permet à un mari de «discipliner» sa femme, et cet acte est considéré comme «un droit» même s’il lui cause des douleurs physiques ou morales.

Ainsi, il n’y a pas de poursuite pénale en cas de «punition d’une femme par son mari, punition par les parents ou par les enseignants des enfants placés sous leur autorité dans certaines limites prescrites par le droit musulman (charia), par la loi ou par la coutume».

Les soi-disant «crimes d’honneur» sont moins punis, et les criminels peuvent bénéficier de «circonstances atténuantes», aux termes de l’article 128. C’est une arme couramment utilisée contre les femmes. Récemment, un père de famille a tué pour cette raison sa fille, mère de trois enfants, et il est actuellement libre… Le code pénal limite la peine d’un mari qui tue sa femme s’il la soupçonne d’adultère. Les femmes, en cas d’adultère, sont en prison pour 10 ou 15 ans.

Apic: Les femmes d’Irak sont désormais laissées sans protection ?

Hanaa Edwar: Dans le droit coutumier des tribus, on peut donner une femme à la partie adverse en cas de conflit, comme compensation. Les femmes sont alors une simple marchandise! Au Kurdistan, l’excision (ablation du clitoris) touche plus de 70% des filles. La pratique existe toujours chez les Kurdes en vertu des traditions tribales, même si la loi l’interdit désormais. Il en est de même dans la région de Kirkouk, qui n’est pas dans la région autonome kurde. Là, aucune loi n’a encore été votée.

La violence faite aux femmes n’est pas enregistrée dans les commissariats de police. Les familles ont peur d’annoncer les enlèvements. En 2013, au Kurdistan 1’748 femmes ont été tuées, et le phénomène est en augmentation. Ces homicides sont souvent déclarés comme «suicides».

Dans les prisons, comme le révèle le rapport de Human Rights Watch intitulé «Personne n’est en sécurité: Abus à l’encontre de femmes dans le cadre du système de justice pénale en Irak», les autorités irakiennes maintiennent illégalement en détention des milliers de femmes irakiennes. Elles font subir à un grand nombre d’entre elles des tortures et d’autres mauvais traitements, y compris des violences sexuelles.

Le système judiciaire présente de graves lacunes et est rongé par la corruption: un criminel peut être libéré sans sanction s’il paie. Un innocent peut de même être condamné à mort. Les juges fondent fréquemment leurs verdicts de culpabilité sur des aveux extorqués par la torture. De nombreuses femmes sont en détention pendant des mois, voire des années, sans passer devant un tribunal. Elles subissent fréquemment des violences sexuelles en détention, et les forces de sécurité commettent nombre de violations des droits humains en toute impunité.

Apic: Vous dénoncez aussi le sort réservé à la minorité sunnite.

Hanaa Edwar: Leur sort est peu enviable, car ils sont massivement discriminés et subissent de mauvais traitements. Les jeunes ne trouvent pas de travail dans l’administration, uniquement parce qu’ils sont sunnites. Ils se sentent exclus et cela provoque une profonde frustration. Chaque attentat terroriste, qui les vise aussi fréquemment, provoque des vagues d’arrestations indiscriminées dans les régions sunnites. Des pères de famille sont arrêtés, mais aussi des femmes. Personne ne se sent plus en sécurité. La répression est sectaire. Pourtant, c’est grâce en grande partie à l’alliance de tribus sunnites avec le gouvernement d’al-Maliki qu’Al-Qaïda a été chassé de la province d’Al-Anbar. Des milliers de sunnites sont détenus depuis 2 ou 3 ans sans savoir pourquoi. Cette façon de gouverner est dangereuse: elle met en danger la «fabrique sociale» de notre pays, où il n’y a pratiquement pas une famille qui n’aurait pas de mariages mixtes en son sein. Avant l’arrivée au pouvoir de ce régime, nous étions tous des citoyens! JB

Encadré

Le «rapport alternatif» de février 2014 adressé à l’ONU est le premier de ce genre rédigé par des organisations indépendantes de la société civile, alors que le gouvernement irakien avait adhéré à la «Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes» en 1986 déjà. (Cette convention a été approuvée en Suisse par l’Assemblée fédérale le 4 octobre 1996). Ce «rapport alternatif» est le produit du travail, débuté en décembre 2012, de plus d’une centaine d’organisations de différentes parties du pays, notamment le Réseau des femmes irakiennes (quelque 80 organisations de la société civile), la Coalition des femmes al-Rafidain (5 organisations féminines) et le Rassemblement Non à la violence contre les femmes à Kirkouk (22 organisations). (apic/be)

Des photos de Hanaa Edwar, secrétaire générale d’»Al-Amal», sont disponibles auprès de l’apic au prix de 80.– la première, 60 les suivantes. (apic/be)

24 février 2014 | 16:39
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 10  min.
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