«Tout ce qui n’est pas donné est perdu»

Inde: Le jésuite Pierre Ceyrac est mort

Madras, 31 mai 2012 (Apic) Le missionnaire jésuite Pierre Ceyrac est décédé le 30 mai 2012, à Madras en Inde, à l’âge de 98 ans. Il laisse une œuvre immense et un grand héritage spirituel, considéré comme une sorte d’abbé Pierre indien. Yann Vagneux, jeune prêtre des «Missions Etrangères de Paris» (MEP), brosse le portrait spirituel du Père Ceyrac pour «Eglises d’Asie» (EDA).

«Eglises d’Asie»: Comment le Père Ceyrac a-t-il été l’élément déclencheur de votre vocation missionnaire?

Yann Vagneux: Je l’ai rencontré en 1997, alors que je venais en Inde pour la première fois, fonder le «Point-Cœur» de Madras. … J’avais 21 ans, je ne devais rester qu’une année, et je pensais devenir chartreux!… Le Père Ceyrac m’a ’inoculé’ l’Inde et surtout le désir d’être prêtre en Inde. Mais c’est deux ans plus tard que je l’ai vraiment compris. J’étais venu le chercher en rickshaw et je lui disais que je m’intéressais beaucoup aux écrits du Père Monchanin et de ceux qui l’avaient suivi. C’est alors qu’il m’a dit: «Eh bien tu vois, ce qu’ils ont vécu, il faut que toi, tu le continues»…

Et aujourd’hui encore, c’est le sentiment d’une transmission, d’une continuité dans la mission que je ressens, peut-être davantage même depuis que j’ai appris sa mort. Il est parti aujourd’hui, alors que je suis envoyé en mission en Inde dimanche prochain …

L’héritage du Père Ceyrac, c’est celui d’une aventure qui se transmet: faire rayonner la nouveauté du Christ en Inde! Il restait persuadé, malgré le côté cruel qu’il avait perçu dans la discrimination des intouchables, que l’Inde était profondément en quête et en attente de Dieu. Et il me répétait souvent que mon «sacerdoce devait être consacré d’une manière particulière aux hindous». Cet appel n’a jamais cessé de me suivre. Et c’est pour y répondre que je vivrai ma mission à Bénarès, plutôt qu’en pays tamoul, où les MEP sont traditionnellement implantés.

Lorsque le Père Ceyrac avait reçu du Père Monchanin (ou Swami Paramarubyananda) sa devise missionnaire: «ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu» (Ruth 1, 16), il l’avait interprétée comme la nécessité de rejoindre l’Inde dans sa quête la plus intime, la plus spirituelle. Il devait épouser l’Inde, et renaître indien. Alors pendant 15 ans, il s’est plongé dans la culture indienne, apprenant à maîtriser le sanskrit comme le tamoul…

EDA: Lorsque l’on évoque le Père Ceyrac, il vient plutôt à l’esprit l’homme d’action, voire l’icône humanitaire …

YV: Oui, il était le plus souvent perçu comme une ’sorte’ d’abbé Pierre ou de Soeur Emmanuelle, avec lesquels il partageait d’ailleurs une réelle fraternité spirituelle. Toujours habillé avec des loques, il était prêt à soulever des montagnes pour ’ses pauvres’, puisant dans son incroyable carnet d’adresses, parcourant l’Europe et les Etats-Unis pour collecter des fonds pour ses puits ou ses orphelins. Il était tout cela, mais il était plus encore. Et surtout, il n’aurait jamais pu accomplir cette oeuvre immense en faveur des plus pauvres, s’il n’avait pas été ancré dans une vie spirituelle profonde.

C’est paradoxalement lorsqu’il a commencé à se faire connaître en France pour son «social service» dans les années 1970-80… qu’il a connu l’expérience qu’il a qualifié lui-même de «conversion dans la souffrance». Il a été appelé par la Compagnie de Jésus à travailler dans les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande. Une période au cours de laquelle il a été confronté à la terrible souffrance des réfugiés. Ce creuset de souffrance l’a transformé une nouvelle fois. Il en est ressorti, près de 15 ans plus tard, le regard différent.

C’est de ce regard dont je me souviens le plus aujourd’hui. Ce regard particulier qu’il posait sur le monde, et par lequel il m’a beaucoup appris. C’était comme un regard double: un oeil ouvert sur la douleur et plongeant dans la souffrance du monde, et l’autre voyant la beauté et l’espérance du monde et des personnes…

EDA: Comment le Père Ceyrac a-t-il vécu les dernières années de sa vie?

YV: A partir de 2005 où il a eu un grave accident qui aurait dû l’empêcher définitivement de remarcher, il a commencé à perdre progressivement un peu de son autonomie. Ces dernières années, il vivait quasi reclus au «Loyola College». Il avait perdu la mémoire du présent, mais celle du passé était bien vivante. Il avait réalisé le dépouillement ultime auquel il aspirait, vivant presque comme l’ermite qu’il avait souhaité devenir.

Son obsession était de tout mesurer à l’aune de l’amour et de l’accueil. Plus il avançait dans sa vie, plus il se ’simplifiait’ pour laisser toute la place à l’amour et à l’accueil de l’autre. A l’instar de Mère Teresa, tout se trouvait condensé pour lui dans les mots de l’Evangile selon saint Mathieu: «Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait». Il était l’intelligence qui se réduit à la simplicité de l’amour. Sa fameuse devise: «Tout ce qui n’est pas donné est perdu» a une signification profondément eucharistique. Toute sa vie était don, offrande, eucharistie. Il célébrait l’eucharistie – cela pouvait prendre deux heures –, comme une offrande cosmique ’à la Teilhard de Chardin’.

Son visage n’a jamais été aussi bouleversant qu’à la fin de sa vie: plus dépouillé mais plus lumineux. C’était un visage buriné et marqué, mais avec des yeux d’enfant émerveillé…

Le Père Ceyrac voulait mourir en Inde. Il ne voulait pas subir le même sort que le Père Monchanin revenu malade en France et n’ayant pas pu repartir à temps en Inde pour y mourir…

Le Père Pierre Ceyrac sera inhumé le 2 juin, dans le cimetière du «Loyola College» de Chennai, en Inde.

Encadré

Le Père Pierre Ceyrac

Pierre Ceyra est né le 4 février 1914 à Meyssac, en Corrèze. Très tôt, il est attiré par la vocation religieuse. Il entre en octobre 1931 au noviciat de la Compagnie de Jésus.

A 23 ans, il choisit de partir comme missionnaire aux Indes, sur les pas de son oncle Charles Ceyrac. Il consacrera sa vie à ce pays. Le 21 novembre 1945, il est ordonné prêtre au théologat jésuite de Kurseong, au Bengale occidental.

Encouragé par Gandhi et Nerhu, il dénonce le système des castes et s’engage auprès des plus pauvres, les intouchables.

En 1969, il crée avec des étudiants la ferme de Manamaduraï, au Sud du Tamil Nadu, où il offre à des milliers de villageois travail et nourriture. Autour de la ferme, il lance l’opération «Mille puits», montrant comment fertiliser les terres incultes.

En 1991, une «Association Père Ceyrac» est créée. A partir des années 90, le Père Ceyrac devient une icône de l’humanitaire, grâce aux livres décrivant son engagement: «Tout ce qui n’est pas donné est perdu» (2000), «Pèlerins des frontières» (2004), «Mes racines sont dans le Ciel» (2004) ou sa vie: «Une vie pour les autres, l’aventure du Père Ceyrac» (2004) (apic/eda/ggc)

31 May 2012 | 14:25
by webmaster@kath.ch
Reading time : approx. 5  min.
Share this article!